Neutralité du Net : halte aux contre-verités
(Tribune parue dans Les Echos)
Des géants du Net défiscalisés, des sites censurés par Free, un gouvernement passif, des « inspecteurs » Collin et Colin dépêchés pour inventer de nouveaux impôts… les dernières semaines ont été rudes pour les entreprises françaises qui ont réussi dans l’Internet. Car il y en a, et les mettre en joue en croyant que l’exécution de nos réussites nationales va faire plier les géants américains du secteur est une drôle d’idée.
Commençons par faire justice de quelques contrevérités. Première d’entre elles : l’explosion du trafic vidéo menacerait les fournisseurs d’accès. En réalité, alors que le trafic a été multiplié par 100 environ, le prix de la bande passante s’est effondré. On achetait 675 dollars le mégabit par seconde en 2000, contre de 1 à 2 dollars aujourd’hui. Les marges des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) comme Free sont d’ailleurs stables – de l’ordre de 12 % depuis plus de dix ans.
Deuxième contrevérité : les fournisseurs de services et de contenus Internet ne paieraient pas la bande passante. Ils n’ont jamais été des passagers clandestins, ils financent des infrastructures en achetant de la bande passante et des serveurs pour stocker les contenus des utilisateurs. Ils paient des CDN (réseaux de distribution de contenus) pour alléger les réseaux des FAI et améliorer le service. Et ils ne s’adressent gratuitement aux internautes que parce qu’il existe un contrat implicite, qui consiste à recevoir de la publicité en échange de services gratuits. En France, on a toujours tendance à oublier que ce ne sont pas les tuyaux, mais les contenus et services qui génèrent des abonnements. C’est parce qu’il y avait des contenus attractifs que les FAI ont trouvé des clients.
Troisième contrevérité : les FAI devraient faire payer les internautes selon leur consommation. Nous pensons au contraire que cela introduirait un clivage d’accès entre les riches et les pauvres. Cela reviendrait à inciter les familles démunies à s’abonner à un tarif restreint, tandis que l’accès à l’information, à la culture et l’éducation passe aujourd’hui par l’Internet. Il est donc important, pour maintenir un Internet social et démocratique, de permettre l’accès à tous à un tarif équivalent, quels que soient les services et contenus.
Quatrième contrevérité : les FAI devraient faire payer les fournisseurs de services et de contenus. Couper l’accès à la vidéo, à la publicité et à d’autres services ou censurer le modèle gratuit financé par la pub, ou n’importe quel autre modèle économique, provoquerait un déséquilibre de l’écosystème Internet, déjà fragilisé par les grands acteurs américains, et constituerait une entrave à la libre concurrence. A terme, cela nuirait à l’innovation technologique et à la création culturelle. Le maintien de la neutralité du Net est une condition à la survie d’acteurs nationaux comme AlloCiné, Skyrock ou Aufeminin.com et à l’émergence de nouvelles start-up comme Melty, My Little Paris ou Purepeople.
Cinquième contrevérité : on ne pourrait pas taxer les géants du Net, qui par l’optimisation fiscale paient de vingt à trente fois moins d’impôt que les acteurs nationaux. Nous y arriverons quand nous aurons le courage d’harmoniser les politiques fiscales européennes, quand nous apporterons la preuve de l’établissement stable de Google, Apple, Yahoo!, Facebook en France. Pas en jouant les apprentis sorciers avec la taxe dite « Google-Mariani », qui pénalisait tout le marche publicitaire sauf celui dont elle portait le nom. Ni avec la taxation des données personnelles, qui condamnerait les entreprises françaises à une double taxation. Nous demandons au gouvernement le courage politique d’affronter l’évasion fiscale, plutôt qu’une créativité fiscale qui pénaliserait en premier lieu les acteurs du Web français.
Marie-Laure Sauty de Chalon et Christophe Decker sont PDG et DG d’Aufeminin.com