Quel projet pour la post social démocratie ?: Résumé des débats de l’Université d’été

Kemal Dervis,  vice-président de Brookings Institution, président du Conseil international de Akbank, ancien directeur général du PNUD, ancien ministre turc de l’économie.

Marcel Gauchetphilosophe et historien, directeur d’études à EHESS, rédacteur en chef de la revue Le Débat.

Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères.

Animateur : Gilles de Margerie

Université d'été 2012

Gilles de Margerie :

La nouvelle équipe gouvernementale a conscience des défis futurs (maîtrise de la dette, gestion de la crise), ce qui implique une capacité à redonner à la France un rôle moteur en Europe.

Le compromis qui caractérise la social-démocratie européenne ne s’est jamais ancré dans la pratique politique française : comment pouvons-nous en France inventer un tel projet ?

(Interruption par La Barbe, constatant 21 intervenants masculins sur 24. Les Gracques ont retenu le message. Gilles de Margerie a rappelé que pour la première fois, nous avons un gouvernement qui respecte la parité.)

 

Marcel Gauchet :

Nous sommes les héritiers de la social-démocratie. Si ses recettes ont perdu de leur pertinence, l’héritage de justice sociale conserve toute son actualité. Quels sont les moyens ou les instruments qui peuvent être les siens dans le monde actuel ?

Il est tout d’abord nécessaire de faire le bilan de la social-démocratie, en particulier de ses limites : celles-ci découlent des changements intervenus dans la géographie économique mondiale, les changements dans les systèmes productifs (économie de la connaissance) et dans la société (individualisation par opposition aux classes sociales). La social-démocratie est-elle un socle incontestable ? Le modèle européen est-il encore pertinent ? Celui-ci semble historiquement dépassé puisque l’Europe est en train de s’aligner sur un programme libéral. Cette vision enferme les sociaux-démocrates dans une stratégie défensive. La gauche social-démocrate doit retrouver une audience sur fond d’un grand scepticisme. C’est à cette difficulté que va se trouver confronté, entre autres, le nouveau gouvernement français.

Répondre à ces défis suppose de reformuler un projet social-démocrate adapté au monde dans lequel nous vivons. Il doit reposer sur une gestion rigoureuse mais surtout sur une capacité de proposition.

La rupture sarkozyste constitue un antimodèle. L’échec de la stratégie de réforme sarkozyste est notable. Ainsi, la négociation avec des partenaires sociaux fantomatiques, car peu représentatifs, ne mènera à rien. La Gauche, en tant qu’héritière des Lumières, doit reprendre l’initiative. L’exigence de justice constitue une de ses composantes principales. C’est elle qui lui donnera la capacité de faire adhérer les populations à un projet raisonnable.

Le régime de technocratie bienveillante, ne prenant pas en compte les populations, est à bout de souffle. La décennie passée a consacré le vide doctrinal des gauches sociale-démocrates face à l’évolution de l’idéologie libérale. La crise a bouleversé cet ordre. La pensée sociale-démocrate peut reprendre l’initiative, par l’audace intellectuelle et la discussion sans sectarisme. Il faudra trouver la bonne grille de compréhension pour rendre intelligible la crise.

L’Etat incarne la sacro-sainte notion de service public, à laquelle il faut donner un contenu. Il faudra pour cela rendre les services publics plus efficaces, par opposition à la politique du moindre coût.  Il s’agit de préserver la qualité future de l’hôpital public, pour lequel les Français ont le sentiment d’une dégradation progressive. Il s’agit également de la scolarisation de la petite enfance. Celle-ci ne se réduit pas au problème de garderie des enfants pour favoriser l’activité des femmes, mais constitue aussi une question de justice sociale. La notion de Travail doit être entièrement repensée. Certaines notions ont fait la preuve de leur nocivité : « travail non qualifié », « société post-industrielle ». L’exemple de l’Allemagne montre que ces notions, en plus d’être dégradantes pour les individus, n’ont aucun sens. Il apparaît indispensable que la social-démocratie remette le travail au centre de la société et restaure la dignité des personnes.

 

Kemal Dervis :

La social-démocratie ne doit subir aucun changement radical : les grands principes demeurent. Dans un contexte globalisé, le défi réel est celui des outils.

Si l’on parle post social-démocratie, il faudrait également parler de post-libéralisme car la Droite est confrontée aux mêmes difficultés que la Gauche, en premier lieu, l’incapacité à alimenter une croissance soutenable dans les pays développés. La dette brute des USA est plus importante que celle de l’Eurozone, relativement à la richesse nationale. Le second problème de la concentration des revenus alarme de plus en plus aux Etats-Unis, où 1% des plus riches ont reçu 24% des revenus en 2007. Ce constat s’applique également à la Chine, tandis que l’Europe fait jusqu’à présent exception. Mais le modèle européen pourrait être contraint de s’aligner du fait de la crise actuelle.

 

Kemal Dervis envisage deux chantiers majeurs pour la social-démocratie :

1er chantier : une réponse social-démocrate à chaque niveau. Dani Rodrik, professeur à Harvard, explique qu’il faut ralentir la mondialisation, qui a pris le pas face à la démocratie. Il faut utiliser la grille des quatre niveaux de gouvernance : niveau local (cité, région), Etat-Nation, continental (surtout en Europe), niveau mondial, pour appliquer à chacun de ces niveaux les principes de la social-démocratie de façon cohérente. Un contre-exemple frappant est la nomination comme conseiller de Barack Obama du CEO de General Motors. Il s’est avéré un peu plus tard que GM ne payait pas d’impôts aux Etats-Unis, ce qui a créé un scandale.

2ème chantier : L’organisation du travail. Celle-ci passe notamment par la formation tout au long de la vie, la flexibilisation de la retraite pour prendre en compte les choix personnels. En matière d’immigration, face à la Droite qui reprend l’initiative (Romney veut accorder des permis de séjours permanents aux étrangers ayant obtenu un diplôme supérieur), la Gauche ne peut se limiter à l’immigration familiale.

 

Hubert Védrine :

Parler de post social-démocratie supposerait qu’elle soit morte. Or, bien qu’il y ait peu de sociaux-démocrates en dehors d’Europe, les sociétés développent ce type d’aspirations. Y a-t-il des sociaux-démocrates dans les pays émergents ? S’ils n’existent pas, il faudra s’allier avec les courants qui leur sont les plus proches.

Rien ne dit à l’avance que ce sont les sociaux-démocrates qui réussiront le mieux à prendre en compte les défis de demain. Réussiront-ils à établir une croissance durable, sans bulles spéculatives, dans laquelle le système financier serait revenu aux fondamentaux ? En outre, la social-démocratie se doit d’introduire la transition écologique, et ne peut la sous-traiter. Cette transition, qui inclurait la comptabilité des stocks et non celle des seuls flux, peut être source de croissance.

Le sentiment d’impuissance ronge la démocratie. La démocratie représentative a besoin d’un nouveau souffle, qui peut prendre la forme de la démocratie participative.

Dans un contexte de compétition internationale, les Européens hésitent entre un paradis moral, éthique ou une entité de puissance raisonnable. Les Européens sont plutôt hostiles à la notion d’Europe puissance mais souhaitent un vaste espace protégé. Ces questions se cristallisent sur celles des mouvements migratoires. Cet enjeu complexe se présente différemment en fonction des régions, avec en particulier la forte croissance des migrations Sud-Sud. Il convient d’ajuster les flux aux capacités d’accueil.

Parce que les occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, les Européens souffrent du sentiment anxiogène de perte de pouvoir, perte de citoyenneté. Ils sont confrontés à un choix : stabiliser la ligne politique et les limites géographiques de l’Union Européenne. En particulier, il sera nécessaire de déterminer une fois pour toutes les limites de l’UE et d’envisager la suppression du commissariat à l’élargissement quand ce processus sera achevé.

 

Gilles de Margerie :

La vie de la société française se caractérise par la faiblesse du dialogue social. L’Etat doit être capable d’insuffler un nouveau souffle aux négociations entre partenaires sociaux. Quelle est la légitimité politique d’une Union Européenne qui s’est dotée des apparences de légitimité démocratique ?

Kemal Dervis :

Les partis politiques sociaux-démocrates devraient compter dans leurs instances dirigeantes au moins un dixième de représentants venus d’autres pays européens.

Hubert Védrine :

Les aspirations doivent trouver un cadre. Rien ne se substituera à la légitimité des institutions nationales. Les divergences nationales sont plus fortes : la langue est une barrière, l’éloignement aussi. La comparaison avec les Etats-Unis a d’importantes limites. Il est donc important d’organiser la complémentarité des niveaux de décision.

Marcel Gauchet :

L’évolution de l’offre politique est allée à rebours de la demande sociale. L’exaltation de la société civile (« dialogue social ») ne signifie rien. Une société hyper-différenciée, individualisée est une société où la capacité d’expression publique est limitée, d’où la crise de la représentation.

Le système de la construction européenne est aujourd’hui dépassé. La Commission européenne ne pourra pas devenir le nouvel exécutif européen. Par rapport au choc de la mondialisation, les institutions européennes sont incapables d’articuler une réponse.

Il existe des contradictions entre les codes génétiques des partis socialistes ou sociaux-démocrates, qui sont essentiellement nationaux. Seront-ils capables de transcender leurs racines nationales ? En particulier, le parti Socialiste français est un parti d’élus, que les questions transnationales les intéressent peu. Il faut faire de l’Europe un espace clivé politiquement.

Kemal Dervis :

Le parti du Travail Brésilien, le parti du Congrès Indien seront des partenaires futurs.

La prise en compte dans la conscience nationale du niveau mondial est un défi comparable à celui de la prise en compte de l’intérêt général. Il s’agit d’un saut de conscience du même ordre.