Retraites: relire Michel Rocard

Les Gracques ont noté qu’en engageant la responsabilité de son gouvernement sur la réforme des retraites, la Première ministre a convoqué Michel Rocard et cité les propos qu’il tenait le 15 novembre 1990, lors du débat sur la loi créant la Contribution sociale généralisée, disant que « dans un scrutin où chacun voterait selon sa conscience, permettez-moi de dire que je suis sûr que ces dispositions réuniraient une majorité, peut-être même une large majorité ». Il est impossible de spéculer sur ce que Michel Rocard aurait dit ou fait dans une actualité qui n’est plus la sienne. Mais il est instructif de le relire. Le bulletin de l’association Michel Rocard revient sur son approche en soulignant dans son dernier bulletin deux passages de la préface qu’il avait rédigée pour le « Livre blanc sur les retraites » et qui constituent un véritable discours de la méthode sur le processus qui lui semblait indispensable pour aboutir à une réforme qui soit acceptée par le plus grand nombre.
 
« Ce Livre Blanc propose des perspectives chiffrées pour tous les régimes de vieillesse ; il distingue scrupuleusement les données, les hypothèses raisonnées et les projections. Il dessine deux horizons : l’un aux marges d’incertitude faibles vers 2010, l’autre sans doute plus aléatoire mais fondé aussi sur des tendances démographiques largement irréversibles vers 2040. Son ambition est de rechercher l’accord sur les données, sur les termes du débat, afin que chacun en fonction de ses valeurs et de ses options politiques puisse émettre des propositions et participer à la discussion.
Une démocratie comme la nôtre doit être capable de débattre à temps de ces problèmes et d’en traiter sereinement.
Une mission sera chargée d’animer ce débat, que j’espère le plus vivant et le plus ouvert possible. J’en attends une meilleure compréhension par tous des données et des enjeux, j’en espère une appréciation plus juste de la condition présente du retraité, j’en souhaite une explication des positions des uns et des autres. Ce sera pour les acteurs sociaux, les responsables syndicaux et professionnels, l’occasion de mettre en face de chacune de leurs propositions un chiffrage, un calendrier d’application, un mode de financement. La mission pourra alors rendre compte publiquement. Les évolutions possibles seront concertées, l’accord entre les parties recherché, après quoi le Parlement et le gouvernement prendront leurs responsabilités. (…)

(…) Le moment de débattre est maintenant arrivé. Je voudrais pour terminer faire trois remarques. La première est qu’une évolution de notre système de retraites ne relève pas d’une mesure unilatérale déterminée par un gouvernement. La confrontation des idées et des intérêts est nécessaire et légitime. Je rechercherai le plus large accord sur les données, les perspectives, les solutions. (…)
S’agissant de la procédure je tiens beaucoup au respect de quelques règles simples. L’avenir des retraites intéresse de manière directe et immédiate l’ensemble des forces politiques et sociales. Le rôle de la mission créée consistera à recueillir tous les avis, à tester les solutions, à faire procéder éventuellement à de nouvelles simulations. La procédure de consultation et de décision mise en place vise à permettre aux groupes intéressés de discuter et d’enrichir le débat sous le regard de l’opinion, avant que le Parlement n’ait, sur proposition du gouvernement, à donner une éventuelle traduction législative.
Bref, j’espère un débat qui partirait de données incontestables pour progresser vers des hypothèses raisonnées avant de déboucher sur le choix entre des solutions rigoureusement quantifiées. Si, au bout du chemin, l’accord sur les solutions est atteint, tant mieux, et si tel n’était pas le cas, du moins nous aurions illustré collectivement les vertus de la démocratie et nous aurons progressé dans la recherche du bien commun. (…) »

Réforme des retraites: « Il faudra y revenir »

Pour les Gracques, think tank social-libéral, la réforme est indispensable, mais ne suffira pas. En outre, elle sacrifie les jeunes et n’abolit pas les privilèges.

A peine la réforme des retraites présentée, la France se prépare déjà à une nouvelle crise sociale dont notre pays est coutumier. L’ensemble de la gauche, l’extrême droite et les huit principaux syndicats sont vent debout contre un projet dont ils prétendent ne pas voir l’utilité.

Il y a déjà plus de trente ans, Michel Rocard écrivait dans son Livre blanc sur les retraites qu' »une démocratie comme la nôtre doit être capable de débattre à temps de ses problèmes et d’en traiter sereinement ». Il doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe en regardant ce qui reste du Parti socialiste plaider pour un retour de l’âge légal de départ à 60 ans.

Article complet à lire dans Le Point.

PICC, l’acronyme du grand basculement

Le « basculement du monde » décrit par le président de la République a son acronyme. Après les Gafa et autres BRICS, bienvenue dans le monde des PICC ! Quatre lettres pour quatre chocs globaux qui remettent en cause nos fondements démocratiques. Si nous avons déjà rencontré chacun d’eux dans le passé, leur combinaison constitue un défi sans équivalent. Voici donc les quatre piliers du PICC.

P comme pandémie

P comme pandémie. Les grippes asiatiques et espagnoles avaient endeuillé le XXe siècle… Si la découverte rapide d’un vaccin a été un succès scientifique, le Covid a bouleversé, depuis, notre rapport au travail – surtout pour les jeunes. Il a montré à quel point nous sommes vulnérables aux virus, dépendants d’autres régions du monde et a créé de nouvelles attentes difficiles à satisfaire par l’Etat providence.

I comme inflation

I comme inflation. Nous en avions oublié l’existence. Après des décennies de stabilité puis la drogue des intérêts négatifs, l’inversion est brutale. Les banques centrales ont beau augmenter les taux au risque d’une récession économique, l’inflation redevient un facteur majeur dans le comportement des ménages et des entreprises avec des conséquences économiques redoutables.

C comme conflit

C comme conflit. La brutalité de nations s’attaquant à leurs voisins est la trame de l’histoire européenne. Mais le cyber et les médias changent l’équation à l’ère nucléaire. Les démocraties savent que leur éventuelle faiblesse sera exploitée par les démocratures. Inversement, elles mesurent l’asymétrie entre des sanctions qui peinent à ralentir l’agresseur et des opinions publiques divisées, séduites par la vague populiste.

C comme climat

C comme climat. La vague de chaleur sur l’Europe – des températures prévues pour 2050 arrivées dans des villes nordiques non préparées – confirme que la lutte contre le changement climatique est une priorité absolue. Or les principaux responsables – la Chine, les Etats-Unis et l’Inde – ne s’engagent pas assez. Les sommes gigantesques englouties dans la pandémie manquent aujourd’hui cruellement pour financer la transition au rythme nécessaire.

Les rapports de force se sont modifiés

Les PICC menacent un monde de plus en plus fracturé entre démocraties libérales et régimes autoritaires. Ce n’est plus la guerre froide du siècle précédent, c’est un changement de rapports de force qui conteste la domination de l’Occident et teste sa résistance. Au moment où le monde aurait le plus besoin de coopération, puisque le changement climatique et les virus ignorent les frontières, le clivage dogmatique l’emporte : partout les démagogues promettent de rendre leur grandeur à leur pays non pas avec, mais contre les autres, et polarisent leur opinion publique.

L’Europe apparaît particulièrement fragile dans ce contexte. L’excédent de notre balance commerciale représentait 300 milliards de dollars annuellement. Il est tombé à zéro pour la première fois depuis trente ans avec un déficit allemand, un taux record de dette pour l’Italie et la France, la dégradation économique du Royaume-Uni post-Brexit et les craintes des pays voisins de l’Ukraine, comme la Pologne. Les Etats-Unis ne sont focalisés que sur la Chine et engrangent à court terme les bénéfices de la guerre de Poutine. Le blocus de la mer Noire et les obus tombant sur les champs de céréales ukrainiens sont dramatiques pour l’Afrique. Le Printemps arabe, on le sait, a commencé par la faim. Dans le contexte climatique, une nouvelle crise des migrants est probable. Les PICC pourraient ainsi être rejoints par un cinquième choc : le « S » de « social ».

Le monde a besoin d’un nouveau Bretton Woods

Le monde a besoin d’un Bretton Woods pour le XXIe siècle, une conférence qui jetterait les bases d’une collaboration plus inclusive entre nations et institutions internationales, permettant de lutter contre les pandémies, de réduire les émissions de CO2, d’améliorer l’éducation et de décourager les visées expansionnistes. Une telle perspective, soutenue par les syndicats de salariés et les employeurs des sept principaux pays occidentaux, avait été évoquée, il y a trois ans, par Emmanuel Macron avant le G7 de Biarritz. N’est-ce pas le moment d’une telle réinvention, pour répondre aux PICC ?

Bernard Spitz

Article complet à lire dans Les Echos

Immigration : une histoire invisible dans les noms de rue | Pascal Blanchard

Comment faire pour que le récit national intègre une plus grande part de diversité des parcours, des récits migratoires et des régions ultramarines ? En s’attachant désormais à l’espace public, aux noms des rues, des places, des bâtiments publics et des lieux de vie (écoles, stades, stations de bus et tramways, médiathèques…). C’est une évidence car ces personnalités issues de l’histoire de France sont encore invisibles dans nos vies et donc dans nos récits et nos mémoires. C’est nécessaire de connaître pour reconnaître ; c’est ainsi que l’espace public sera en écho avec la réalité sociologique de notre pays.

Pascal Blanchard est un historien français, chercheur associé au CRHIM à l’UNIL (Lausanne), codirecteur du Groupe de recherche Achac (Paris), il est spécialiste en histoire contemporaine (immigration, colonialisme, images et imaginaires), et il auteur d’une soixantaine de livre, dont le dernier Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image (Le Cherche Midi). Il est aussi réalisateur de documentaires et commissaire de plusieurs expositions. Il a présidé la mission pour la présidence de la République pour le recueil “Portraits de France” devenu depuis une exposition itinérante en France.

Propositions: Emmanuel Macron pioche chez Les Gracques

Il aura donc fallu que Marine Le Pen présente mardi à Vernon (Eure) sa vision de la pratique présidentielle, pour qu’Emmanuel Macron partage enfin, à douze jours du second tour de l’élection, ses « réflexions » sur les institutions.

Alors que la fracture démocratique a encore été confirmée par le taux d’abstention au premier tour de l’élection présidentielle (12,8 millions de Français ne sont pas allés voter le 10 avril, soit 26,31 % des inscrits), Emmanuel Macron ne voit qu’un défaut au système actuel : « Il faut sans doute un calendrier différent. » « Le fait de ne pas avoir de respiration démocratique pendant cinq ans n’est plus adapté à notre époque, estime-t-il sur le site lepoint.fr. Il faudrait peut-être avoir quelque chose qui ressemblerait à des élections de mi-mandat, comme aux Etats-Unis. »

Article à lire dans l’Opinion.

Un RSA vraiment automatique serait une percée majeure contre la précarité

La politique du « en même temps » suppose de combiner des logiciels politiques différents. Au point parfois d’être contradictoires ? C’est ce qui a été reproché au programme du président de la République en matière de minima sociaux : à ma gauche, la mise en place d’un versement automatique des aides sociales (à commencer par le RSA) ; à ma droite, le conditionnement du RSA à la réalisation par l’allocataire de « quinze à vingt heures hebdomadaires d’activité effective permettant l’insertion ». 

Peut-on vouloir simultanément automatiser le RSA et lui appliquer une condition supplémentaire, dont l’application ne manquera pas d’être un peu subjective ? 

On pourra d’abord rappeler que les conditions d’accès à une allocation sont distinctes des modalités de son versement. Donc, il n’y a pas de contradiction par nature à jouer sur les deux tableaux.  

On peut par ailleurs voir une complémentarité d’objectifs entre ces mesures, qui s’attachent aux deux visages du RSA :  

D’une part, le RSA est l’ultime filet de sécurité pour les personnes qui n’ont plus d’autre moyen de subsistance. Dans un rapport récent, la Cour des comptes souligne l’efficacité de cet instrument en dernier ressort de lutte contre la pauvreté. Le problème, c’est que 30% des Français qui auraient droit au RSA ne le demandent pas et donc ne le perçoivent pas. Un RSA vraiment automatique, en minimisant ce taux de non-recours, serait donc une percée majeure contre la précarité en France ! 

D’autre part, le RSA est censé être un palier de réinsertion vers l’emploi. Rappelons que tous les bénéficiaires sont censés avoir signé un « contrat d’engagement réciproque » avec l’Etat, portant sur une démarche d’insertion et de recherche d’emploi. Mais la Cour des comptes montre que le RSA remplit très mal cette mission de réinsertion, avec à peine un tiers des allocataires en moyenne ayant retrouvé un emploi au bout de sept ans. La principale raison en est la faiblesse du dispositif d’accompagnement mis en place dans les services sociaux et au sein de Pôle Emploi, qui ne sont pas armés pour prendre en charge des personnes parfois très éloignées de l’emploi. 

Les deux mesures proposées par Emmanuel Macron ne sont donc pas philosophiquement incompatibles : l’une, l’automatisation du versement des aides, vise à améliorer l’efficacité du RSA contre la pauvreté ; l’autre, le conditionnement à l’exercice d’une activité d’insertion, s’inscrit dans la logique tremplin vers l’emploi.  

144 allocataires par agent en Seine-Saint-Denis

Mais c’est dans la pratique que les choses se compliquent sérieusement. 

Disons-le franchement : les services d’insertion seraient aujourd’hui bien incapables, de trouver et proposer à tous les bénéficiaires du RSA des contrats d’activité de quinze heures par semaine. Dans un département comme la Seine-Saint-Denis, chaque agent des services d’insertion professionnelle gère en moyenne 144 allocataires… Il serait injuste de durcir les conditions de bénéfice du RSA sans améliorer très significativement les moyens de l’accompagnement : on mettrait alors en péril l’efficacité des minima sociaux contre la pauvreté ! 

De l’autre côté du spectre, le versement automatique des minima sociaux représente un gigantesque chantier de transformation numérique. Le partage de données entre administrations fiscales ou sociales est une nécessité absolue pour améliorer l’efficacité publique, notamment pour automatiser la gestion des droits sociaux. Cela demande du temps, de l’argent et de la volonté politique, mais c’est indispensable quand on réalise que la France n’est classée que 22ème sur 27 pays de l’Union par la Commission européenne en matière d’automatisation de l’utilisation des données par les administrations. 

Les pays mieux classés que nous, à commencer par le plus avancé, l’Estonie, ont totalement repensé leurs services publics grâce, par et pour le digital, allant jusqu’à simplifier la loi pour la rendre applicable par la machine. Il ne s’agit en effet pas seulement de numériser des démarches administratives telles qu’elles existent aujourd’hui, mais bien de les adapter à la gestion automatisée (ce qui est loin d’être le cas pour le RSA). Or la France n’a pas commencé ce travail, qui se fera dans la douleur : qui expliquera aux parlementaires qu’ils ne doivent voter que des textes assez clairs pour être « codables » ? 

Il ne faut donc pas sous-estimer l’effort que représente l’automatisation du RSA et des aides sociales, mais le jeu en vaut la chandelle sur tous les tableaux : justice sociale, lutte contre la fraude, mais aussi économies de fonctionnement. La gestion de ces allocations occupe aujourd’hui des centaines d’emplois publics, qu’il sera possible de redéployer… dans l’insertion professionnelle des allocataires ou dans l’accompagnement numérique des personnes isolées. 

Autrement dit, les deux mesures proposées par Emmanuel Macron sont liées. A condition de mettre en place un Etat plateforme avec des procédures numérisées qui permettront au A du RSA de signifier l' »automaticité » de la gestion des droits et de redéployer les ressources vers l’accompagnement des allocataires vers l’emploi. Même si l’on peut douter qu’un quinquennat y suffise, cette démarche est vertueuse et peut s’appliquer à beaucoup de services publics à condition de respecter l’ordre des facteurs : adapter la loi au numérique, automatiser le versement, redéployer les ressources vers l’accompagnement, et enfin seulement se montrer plus exigeant vis-à-vis des usagers. 

Une tribune à retrouver dans L’Express.

Logement : sortir du piège du malthusianisme

Introduction

La politique du logement fait en France l’objet de débats récurrents et légitimes, qui portent principalement sur la nature des interventions publiques (aide à la pierre ou à la personne), leur objet (neuf ou locatif ; logement social), leur efficacité ou leur coût. Mais l’opportunité même de soutenir le logement et la construction apparait en général comme une évidence à la plupart des intervenants.

Or, les derniers débats et arbitrages relatifs au soutien public au logement montrent qu’une thèse nouvelle s’est développée au sein de l’administration, qui ne manque pas de relais dans la société civile et le monde politique.On en trouve une explicitation précise dans plusieurs documents récents de la Direction Générale du Trésor, curieusement passés inaperçus dans le débat public. 

Selon cette thèse, la France disposerait déjà de suffisamment de logements pour satisfaire les besoins des Français (36 millions de logements pour 29 millions de ménages) – et ce y compris dans les zones dites tendues. L’argument principal est que le taux moyen d’occupation des logements est en décrue sur l’ensemble du territoire. Le moment serait donc venu de limiter la politique d’aide à la construction neuve, au profit d’une politique de soutien à la rénovation, principalement énergétique, venant compléter les programmes de réhabilitation des centres villes.

Le débat n’est pas théorique, bien au contraire :à la lecture du plan de relance substantiel annoncé par le gouvernement (100 milliards d’euros sur 3 ans), on ne peut qu’être frappé de constater qu’il est centré non sur la relance du logement neuf mais sur : (i) l’aide à la rénovation énergétique des bâtiments privés (Ma Prime Renov’ pour 2mds€) ; (ii) la rénovation des bâtiments publics (4mds€ dont 300m€ délégués aux régions) et du parc social (500m€). 

Cette vision s’impose également chez nombre de responsables locaux de sensibilité écologiste, dont les programmes comportent des engagements de « dédensification » en matière d’urbanisme (Bordeaux, Strasbourg, etc.) – ce qui, aux bornes d’une ville, signifie le choix d’une réduction délibérée des programmes de logements neufs, qu’ils soient privés ou sociaux. Construisons moins, disent les élus écologistes… en tous cas « not in my backyard », ajoutent leurs électeurs.

Que le Trésor produise la théorie de ses économies budgétaires possibles est compréhensible. Mais le plus intéressant est de comprendre les équilibres politiques et sociaux qui ont conduit à ce que le ralentissement délibéré de la construction de logements puisse devenir l’élément d’un programme politique presque consensuel

Comment expliquer un tel changement ?

Depuis trente ans, le marché de l’immobilier se caractérise par une inflation spectaculaire des valeurs de marché, essentiellement concentrée sur les villes centres. Cette hausse des prix est bien connue, ainsi que ses effets sur la concentration du patrimoine, les transferts entre générations et la difficulté d’accès au logement – et a fortiori à la propriété – des nouveaux entrants ne bénéficiant pas de la grâce de l’héritage. 

Trois principaux moteurs la nourrissent : 

  • la baisse continue des taux d’intérêt, qui accroît mécaniquement la valeur de tous les actifs de rente et compense l’effet des hausses de prix sur la solvabilité des accédants ;
  • l’arrivée des générations nombreuses du baby boom à l’âge d’accéder à la propriété ou de s’agrandir ;
  • la « métropolisation », qui concentre les emplois et la valeur d’une société d’innovation et de services sur quelques grandes agglomérations – rappelons que l’immobilier a baissé en euros courants sur les douze dernières années hors des vingt-cinq principales agglomérations françaises.

Le rappel de ces trois moteurs est important, car il permet de se rendre compte qu’ils sont arrivés à bout de souffle : les taux d’intérêt ne peuvent plus baisser, puisqu’ils sont déjà proches de zéro ; les générations du baby boom vont bientôt quitter leur domicile pour les maisons de retraite, devenant ainsi vendeuses nettes d’immobilier ; quant à la métropolisation, il n’est plus certain, aux lendemains de l’épidémie et compte tenu de nos nouvelles habitudes de télétravail et de nos équipements en fibre et 5G, qu’elle soutienne à elle seule un écart croissant de rentes foncières entre les villes centre et les périphéries. 

Le marché de l’immobilier ne paraît donc plus pouvoir compter sur des plus-values mécaniques, ce qui constituerait un changement de paradigme pour tout le monde : pour les propriétaires, qui devront compter sur la valeur d’usage ou le rendement courant plutôt que sur la plus-value finale ; pour les constructeurs, qui devront devenir plus industriels pour construire moins cher ; pour les foncières privées et les bailleurs sociaux, qui devront constituer de grands opérateurs efficaces pour gérer à moindre coût les locataires et les travaux d’entretien ; pour les intermédiaires, qui ne pourront plus prélever des rentes excessives que leurs clients n’acceptent que parce qu’ils espèrent des plus-values confortables.

Tout cela augure de mutations douloureuses. 

Comme toujours à l’aube d’une telle transformation, il faut attendre des joueurs en place qu’ils cherchent une organisation politique et sociale qui préserve l’économie de rente. 

Quelle meilleure manière d’y arriver que d’arrêter de construire ? Limiter l’offre, c’est assurer aux propriétaires en place que les prix ne baisseront pas. C’est leur éviter, de même qu’aux locataires, de nouvelles promiscuités qui peuvent les inquiéter. C’est dispenser les bailleurs, privées ou sociaux, de cet effort de réorganisation et d’optimisation que leur imposerait un marché équilibré. C’est permettre aux notaires et aux villes de continuer à vivre de transactions inflatées et à une multitude de vendeurs d’immobiliers ou de produits fiscaux de modéliser des plus-values confortables pour convaincre les acheteurs. Bref, à part les constructeurs, l’arrêt de la construction est un moindre mal beaucoup d’acteurs. 

Pour autant, il nous semble que ce n’est pas l’intérêt collectif du pays.

Notre conviction est que cette vision, que nous qualifierons de « malthusienne »,ignore très largement que le logement reste : 

  • un secteur créateur d’emplois et de richesses économiques dans un pays qui en aura bien besoin en sortie de crise ;
  • le principal moteur de l’épargne et de l’investissement privé ;
  • la principale composante des inégalités de conditions de vie, a fortiori dans le contexte né de la crise sanitaire. 

Parce qu’elle sous-estime la réalité des besoins, tant quantitatifs que qualitatifs, la vision malthusienne du logement en France est susceptible de poser plusieurs difficultés majeures d’ordre économique aussi bien que social dans les toutes prochaines années. Il est possible et urgent de corriger cette vision.

Intégralité de la note à consulter ici :

Pour un Groupe International de Scientifiques indépendants sur la Santé

 

Des avertissements ont été lancés quant au risque d’une pandémie mondiale bien avant la crise actuelle. De « grandes voix » se sont notamment exprimées : Georges Bush en 2005 puis Bill Gates en 2015, dans un Ted Talk annonciateur du désastre à venir. Les vidéos de ces avertissements circulent et ont été largement vues par des millions d’internautes. 

 

Dans beaucoup de pays cela n’a pas eu de conséquences sur les décisions prises pour se préparer. En France par exemple, les stocks de masques ont fondu comme si la crise était impossible. 

La question se pose donc : pourquoi les avertissements n’ont-ils pas été entendus ? 

 

L’information sur les risques d’épidémie : un enjeu à la fois national et international

 

S’agissant des épidémies, la prévention, l’identification de l’agent infectieux et la riposte doivent s’organiser à deux niveaux : 

  • Au niveau national, avec la préparation du pays et de son système de santé en amont du déclenchement de l’épidémie (équipements, stocks de matériel, formation des personnels soignants, education à la santé…) ; puis avec la « conduite de la guerre » une fois l’épidémie déclarée.

  • Au niveau international grâce à un réseau d’alerte épidémiologique présent dans tous les pays, des équipes d’experts disponibles pour se rendre rapidement sur le lieu d’origine de l’épidémie et en faire le bilan et une coordination de l’information. C’est le rôle de l’OMS à Genève.

 

Ce constat se double d’un élément géopolitique évident : l’information sur les pandémies fait partie des stratégies des gouvernements. Se taire, informer, déclencher une alerte dépend de facteurs économiques, stratégiques et politiques majeurs. 

 

Il y a un siècle, les Etats en guerre ont fait le choix de ne rien dire de la grippe espagnole car il fallait envoyer les peuples à la guerre. Le bilan fut terrible. Aujourd’hui l’enjeu est économique. Le parallèle est pourtant évident : les Etats n’ont pas toujours, face aux épidémies, comme seule priorité celle d’alerter l’opinion, d’informer les citoyens et de mettre en place un « cordon sanitaire ». 

 

A l’aune de ce constat, il est crucial que toutes les occasions d’échanges d’informations et de coopération entre les Etats soient désormais mises à profit avant et parfois pendant le déroulement d’une pandémie. Telle est (ou aurait dû être) la raison d’être de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). 

 

En ce qui concerne le Covid-19, il semble qu’il y ait eu des défaillances dans la prévention de l’émergence de la maladie infectieuse et dans l’envoi des signaux d’alerte à partir de la Chine. Un mois s’est en effet écoulé entre la réception par l’OMS d’une information chinoise concernant l’apparition d’un groupe de cas de pneumologie atypique à Wuhan (31 décembre 2019) et la déclaration de l’urgence sanitaire par le directeur général de l’OMS (30 janvier 2020). Il y a aussi des débats sur l’indépendance nécessaire de l’OMS face à la puissance des Etats. Mais le monde peut-il attendre, confiné, que tout cela change ? 

 

Pour un organisme donneur d’alerte indépendant et légitime 

 

Une autre question se pose donc : peut-on agir plus rapidement dans le domaine de la détection précoce des risques d’épidémie, de l’envoi d’alertes au niveau mondial, et, de façon plus permanente, de l’émission de recommandations à l’adresse des Etats sur les précautions à prendre ?

 

Il faut d’abord que l’information existe ; et pour cela que le monde dispose d’un réseau d’information sur la naissance des épidémies ayant un haut niveau de qualité et de fiabilité. Un tel réseau est déjà en place : chaque jour remontent à l’OMS à Genève des informations en provenance du monde entier sur des événements pouvant faire craindre le départ d’une épidémie. L’OMS dispose pour cela d’un outil de grande qualité créé en 2000 : le Réseau mondial d’alerte et d’action en cas d’épidémie (GOARN). Lors des dernières épidémies, ce réseau a produit des informations fiables qui ont été utilisées dans le monde entier. 

 

Ce qui a dysfonctionné dans le cas présent concerne l’exploitation de l’information par l’OMS. C’est donc à ce second stade qui faut apporter une amélioration : pour contourner le risque d’enlisement tenant à des raisons politiques, il faudrait qu’il existe une structure scientifique  indépendante qui ait la légitimité pour recueillir les informations sur de possibles risques d’épidémie émanant de différentes sources institutionnelles (dont le GOARN) ou de lanceurs d’alertes indépendants.

 

Ce groupe scientifique devrait – et c’est décisif –  pouvoir s’exprimer publiquement sur tous les média, sans être soumis, de la part d’Etats ou d’organisations internationales, à une censure ou un filtrage susceptibles de retarder ou de modifier son message. 

 

Ce groupe scientifique pourrait aussi, de façon plus permanente et sans connexion avec un danger imminent, faire des recommandations aux Etats sur les meilleures politiques de préparation à d’éventuelles pandémies. Ses avis, ayant l’autorité liée à sa composition scientifique, constitueraient un point d’appui solide pour que dans chaque pays l’opinion publique puisse interpeller les gouvernements. 

 

Nous pensons, à l’aune de la crise mondiale que nous traversons aujourd’hui, que cette question devrait être considérée comme urgente et avoir la priorité sur l’analyse rétrospective nécessairement longue qui sera conduite dans chaque pays et internationalement sur l’ensemble de ce qui est lié à la pandémie Coronavirus, ainsi que sur les éventuelles propositions de réforme de l’OMS. Chaque pandémie nous apprend sur le monde qui nous entoure. Faisons en sorte que cette crise nous permette de mettre en place un dispositif international qui contribuera à mieux contrôler les pandémies de demain. 

Tribune parue dans le Journal du Dimanche 5 juillet 2020

Coordination : Philippe Lagayette

Premiers signataires : Gilles Babinet, Pascal Blanchard, Roland Cayrol, Philippe Crouzet, Diane Derat-Carrière, Thierry Drilhon, Mirna Dzamonja, René Frydman, Florian Giraud, Frédéric Jenny, Muriel Haim, Philippe Lagayette, Patrick Matray, Claire Mounier-Vehier, Jean-Daniel Rainhorn, Grégory Renard, Bernard Spitz. 

Pour signer cette tribune, merci de nous contacter par mail : lesgracquesbs@gmail.com

Merci George

« George FLOYD, des millions d hommes et de femmes, des millions de jeunes, ont formé, dans deux cent pays, le plus long cortège funèbre de l’Histoire. Vous étiez le fidèle d une église réformée de Houston, qui ne regarde pas la mort comme un moment de désespoir mais comme un rassemblement des solidarités et des espérances. Vous avez, en un jour, créé des millions de black, de nègres, de niggas… de toutes les couleurs et qui crient dans toutes les langues leur rejet des lynchages et de l’injustice ordinaire.

Leur colère est celle des foules immenses et des générations nouvelles qui n accepteront plus la persistance séculaire de la discrimination des minorités, ni chez eux ni chez vous, cette oppression quotidienne, insidieuse, aléatoire et résistante aux Lois.

Mais leur colère est aussi un drame intime: celui de milliards d’Afro-descendants dans le monde. Quelle que soit leur condition, qu’ils soient d une communauté minoritaire appauvrie, reléguée et suspecte; qu’ils soient une force majoritaire et libre; qu’ils soient unis ou travaillés de divisions; qu ils forment nations ou tribus hostiles… Chacun se demande dans ce qu il a de plus intime : « suis-je assez Noir ? ». C’est à dire assez solidaire, assez vigilant, assez conscient des séquelles contemporaines de l esclavage, de l apartheid ou du travail forcé.

Et, vous mes petits-enfants, Florence et Nathanael aux yeux pers, Ayo, notre petit Yoruba blond, vous vous poserez la même question. Votre Afrique est restée pour le monde ce que les minorités afro-américaines sont restées pour les Amériques : l’envers et la négation du progrès des autres. « Serez-vous assez Noirs ? ». C est à dire assez rebelles, assez révoltés, assez fiers, assez confiants. N y aura-t-il pour toujours que nos musiques, nos âmes et nos arts comme uniques métaphores de nos grandeurs et de nos libertés ?

Et moi, le « Sang-mêlé », né incolore, puis-je jouer tout seul mon destin; puis-je survivre seul et sans couleur quand tant de femmes, d’hommes et d’enfants sont prédestinés à l’inégalité et à la souffrance des destins volés ?

Longtemps j’ai cru qu’être noir ou blanc n’avait aucune réalité intime, que seules comptaient les barrières de classe, que les mérites républicains fabriquaient des vies réussies. Je me suis ému en son temps de la création d’une association représentative des Noirs de France. Comme si nous devions nous définir par le seul regard des autres, qu’il soit de sympathie, de désir ou de haine, et comme si nous devions nous accepter comme une minorité parce que nous étions « visibles »… Quel sens peut prendre une identité incarcérée dans la prison d’une couleur de peau ? Cette identité carcérale est tout spécialement insupportable aux métis qui font en permanence l’expérience déconcertante du racisme minoritaire mais universel. Banquier en France, j’ai bien réussi pour un Noir; Premier ministre en Afrique, j’ai bien réussi pour un Blanc … Aujourd’hui je crois que je comprends.

Les jeunes générations manifestent pour dire l’invisibilité des couleurs et l’universalité des valeurs. Il n y a, dans une vie réussie, que ce qu’on fait pour effacer des haines avec du Droit et des libertés. Que les polices soient noires ou blanches, exactement comme leurs victimes, il n y a qu’un choix qui compte : celui de s’engager pour ceux qui n’ont pas le choix de leur destin.

Valeurs contre couleurs, grandeur de l’invisible et misère du visible, marches de fierté et droit de s’indigner. Merci George, j’ai compris. »

Lionel Zinsou Président de SouthBridge President de Terra nova [ Tribune à paraître dans le Magazine Le 1 ]

COVID-19: premier bilan hospitalier

Un tribune du Professeur Gabriel Steg, co-président du comité de pilotage recherche Covid-19 de l’AP-HP

A trois semaines du début du confinement, il est possible de tirer un premier bilan de l’épidémie et de son impact sur un système de santé qui, malgré ses qualités indéniables, était en difficulté depuis quelques années.

Bien que l’épidémie soit loin d’être terminée, l’hôpital « a tenu », sans être débordé. Il a réussi à se mobiliser et se réorganiser à une vitesse incroyable, triplant, quadruplant, quintuplant parfois les capacités de réanimation, mettant en œuvre en temps réel une réallocation complète des moyens, où des chirurgiens orthopédistes ont accepté de devenir aides-soignants, des spécialistes de se transformer en urgentistes ou infectiologues, des services entiers de changer d’affectation. De nombreux services ont purement et simplement cessé d’exister et ont réalloué leur personnel médical et paramédical aux unités « COVID » créées rapidement. Chaque soir, le bilan faisait apparaitre des réanimations remplies sans lit disponible, et chaque matin, grâce aux équipes de gestion de crise, de nouvelles solutions étaient trouvées pour en créer de nouveaux. Faire face sans céder, c’est aussi gérer les personnels, les volontaires, les locaux, mais surtout les stocks et les approvisionnements en  ventilateurs, pyjamas, médicaments, consommables; prévus pour une activité normale mais pas pour une activité multipliée par 4 ou 5 en deux semaines, avec chaque jour la menace d’une nouvelle pénurie. Cela n’a été possible que grâce à un engagement incroyable de l’ensemble des personnels qui font l’hôpital, une solidarité entre professionnels, l’investissement des équipes administratives, et aussi la solidarité entre régions, permettant l’exploit technique de transférer des centaines de patients de réanimation des régions les plus affectées vers celles moins touchées, libérant par la même de précieux lits. Dans cette crise, plus de temps pour les divisions et les obstacles entre les différents acteurs de l’hôpital. L’urgence a prévalu. Cette solidarité a d’ailleurs fait ressurgir au sein de l’hôpital un climat étrange de « bienveillance mutuelle » où ce qui était compliqué et bureaucratique quelques jours plus tôt devenait subitement plus fluide et simple.

On parle volontiers de l’héroïsme des soignants. On doit se méfier du lyrisme. D’abord, l’héroïsme est celui de tous les acteurs de l’hôpital, celui des vigiles qui accueillent le public, celui des personnels de ménage qui se chargent de la gestion des déchets contagieux, au risque de leur propre contamination, en passant par les secrétaires, les ouvriers, les administratifs et bien sûr les soignants. Et puis, malheureusement, s’il y a eu héroïsme, c’est que tous les acteurs de la chaine de soin n’ont pas toujours eu les équipements de protection qu’ils auraient dû avoir. Le manque de masques, en particulier au début de l’épidémie, et tout particulièrement pour les personnels de santé et du secteur médico-social exerçant en ville restera un défaut majeur dont les causes devront être analysées. La responsabilité d’avoir « désarmé » à tort un système de prévention et lutte contre les épidémies, à, la suite des campagnes de presse dirigées contre R Bachelot à l’issue de la grippe H1N1 devra être éclaircie. Il reste aussi à connaître l’impact probablement douloureux de l’épidémie sur les personnes âgées, qu’elles soient en EHPAD ou non, et celui sur les patients souffrant d’autres maladies graves qui n’ont pu être prises en charge ou ont évité l’hôpital et retardé les soins.

Un second constat est que ceux à qui on demande beaucoup en temps normal ont donné encore plus face à la crise. C’est particulièrement éclatant dans le cas des personnels des urgences, en grande difficulté depuis des années et qui ont démultiplié leur activité dans le contexte de la crise. Il faut bien sûr se méfier des raisonnements simplistes : on ne dimensionne pas des services hospitaliers en fonction du pic d’une épidémie centennale, mais il est clair que la variable d’ajustement qui a permis à l’hôpital public de tenir façe à la vague de malades, c’est, outre la solidarité du privé et des autres régions, l’engagement nuit et jour des professionnels à tous les échelons et dans tous les services. Force est de reconnaître qu’il est peu de domaines de l’activité humaine où on demande tant à des personnels habituellement aussi mal payés, au regard de leurs compétences et de leurs responsabilités. A cet égard, les réformes récentes visant à étendre les compétences des professions paramédicales apparaissent incroyablement timorées, imposant un parcours administratif complexe, et avec une gratification financière qu’il faut bien qualifier de symbolique. Il est temps que, dans leur champ d’action et leur rémunération, les professions de santé et en particulier les paramédicaux, rejoignent leurs pairs d’autres pays et d’autres champs professionnels.

Un troisième champ de réflexion est celui de la recherche : nous ne savons pas encore s’il y aura un ou plusieurs traitements ayant une efficacité sur l’infection à coronavirus et ses conséquences. Malgré le contexte épidémique, il a été possible de mettre sur pied, en quelques semaines voire parfois en quelques jours, des dizaines d’études en France (et des centaines dans le Monde), avec des procédures d’évaluation accélérées, qui ont permis d’obtenir en 48 heures les autorisations habituellement obtenues en 3 mois. Mais on ne peut passer sous silence la défaite mémorable pour la santé publique et la culture scientifique du grand public qu’aura été la présentation sur les réseaux sociaux, puis dans une revue scientifique de complaisance, d’études cliniques qui, malgré une présentation tapageuse, ne permettent pas de conclure à une efficacité ou absence d’efficacité. Ce qui est proprement sidérant, c’est que la préférence donnée au jugement des média, du public et des politiques sur l’évaluation rigoureuse par les pairs et la nécessité d’une réplication expérimentale, a été accompagnée de la théorisation de la supériorité de l’empirisme sur la méthode expérimentale, de critiques contre les essais randomisés, jugés non éthiques, et finalement de la préférence donnée à l’argument d’autorité (l’ «Eminence-based medicine ») par rapport à la médecine fondée sur les preuves (« Evidence-based medicine »). Ce qui est présenté comme le combat du « franc-tireur « contre les « mandarins » est en réalité exactement l’inverse : refuser la méthode expérimentale, la vérification, la réplication c’est revenir dans le passé à l’époque des certitudes mandarinales, où l’autorité et l’intuition du patron valait preuve. A l’inverse, la médecine par les preuves, dérivées des essais cliniques randomisés, c’est la possibilité donnée à chaque chercheur, chaque médecin, quel que soit son rang, son pays, sa spécialité, de tester expérimentalement une hypothèse, de la vérifier ou l’infirmer, de répliquer les résultats, et, via la revue par les pairs, de critiquer ou modérer les conclusions qui en sont tirées ; processus de confrontation des doutes, des opinions, processus de vérification. L’avenir dira si la chloroquine et ses dérivés ont une efficacité, même partielle, contre l’infection à coronavirus et ses conséquences chez l’homme. Ce qui est malheureusement déjà établi, c’est qu’il sera durablement plus difficile de réaliser des essais randomisés en France et dans le Monde et par là même de tester les nouveaux traitements.

Ph Gabriel Steg

Hôpital Bichat, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris et  Université de Paris, Paris.