L’œil des Gracques #1 – Après le Brexit, le sursaut progressite
#JG17
L’OEIL DES GRACQUES par les Jeunes Gracques de Sciences Po
Chaque mois, les étudiants de Sciences Po engagés chez les Gracques vous proposent une analyse de fond consacrée à un thème spécifique.
Le premier dossier concerne le Brexit, ses enjeux, et surtout les réponses progressistes possibles.
Bonne lecture !
Le Brexit : 6 mois plus tard
« Ce petit univers peuplé de générations heureuses, enchâssé comme un diamant précieux dans une mer d’argent, qui comme un rempart, l’entoure et le défend contre la jalousie des Etats moins fortunés ; ce fol béni du Ciel, ce florissant Royaume, l’Angleterre ! » déclame Jean de Gand dans l’acte II, scène 1, de Richard II (1595) de Shakespeare. Cette réplique reflète l’idée que l’Angleterre a d’elle-même, celle d’un peuple « spécial », à part du reste de l’Europe – et du reste du monde. Sa géographie et son histoire ont contribué à l’idée largement mythique que le Royaume-Uni n’avait pas besoin du continent pour survivre. Alors au fond, le Brexit est-il vraiment une surprise ?
Le rapport du gouvernement britannique à la construction européenne est marqué du sceau de la défiance. Si Winston Churchill soutient la création d’« Etats-Unis d’Europe » dans son discours de Zurich du 19 septembre 1946, il prend garde à ne pas associer le Royaume-Uni à cette union. Le Royaume-Uni se lance néanmoins dans l’aventure, et après deux vétos posés par le Général de Gaulle (1963 et 1967), rejoint la Communauté économique européenne le 1er janvier 1973. Pourtant, à peine entrés, déjà les premières tentations de la « sortie » s’expriment. Une première consultation sur ce que l’on nommera plus tard le « Brexit » a lieu en 1975 : les Tories défendent l’Europe, voyant dans le marché commun un projet économique libéral à même de faire sortir le pays de la crise, tandis que le Labour, très divisé, perçoit au contraire cette adhésion comme une entrée dans un club capitaliste, qui rognerait à terme la souveraineté économique du royaume et donc sa capacité à mener des politiques de redistribution, d’inspiration socialiste. 41 ans plus tard, l’échiquier s’est renversé, et le Brexit fut, cette fois, voté.
Le Brexit aura-t-il lieu ?
Pour l’instant, le Royaume-Uni reste lié à la politique d’accords commerciaux réalisés par la Commission européenne. Pourtant Londres entend bien respecter le choix de ses électeurs et mettre en œuvre une sortie réelle de l’UE : bien que l’on puisse regretter ce départ, et même si l’on s’est battu contre, il ne faut pas chercher à l’éviter, a répété la député travailliste Emma Reynolds au Sommet des Réformistes organisé par Les Gracques. Sans remettre en cause les résultats de la consultation, les progressistes doivent, au contraire, prendre acte de ses enseignements, et notamment de la fracture qu’il exprime, celle d’un « Royaume désuni ». Les écarts économiques interpellent et sont mis en évidence par la géographie électorale : la capitale polarise les richesses et les soutiens du Bremain (en bleu sur la carte ci-contre, anamorphosée pour afficher les régions proportionnellement au nombre de votants). Ce vote rural contre l’Europe marque ainsi la volonté de ces populations, qui se sentent marginalisées et ressentent une insécurité économique, sociale et culturelle, de reprendre le contrôle (« take back control »).
Quelle Europe demain ?
La sortie du Royaume-Uni, puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, affaiblit diplomatiquement et politiquement l’UE, et réciproquement, le Royaume-Uni pourrait sortir isolé du Brexit. En définitive, le Brexit s’apparente à un saut dans l’inconnu. Il peut servir d’électrochoc au projet européen et lui donner une nouvelle dynamique réformatrice et créatrice, ou au contraire inaugurer une nouvelle séquence historique, marquée par le reflux des nationalismes à l’échelle européenne (Autriche, Suède, Pays-Bas, Danemark, Pologne, République Tchèque, etc.). L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ravive en effet les inquiétudes autour du réveil des égoïsmes nationaux, du renforcement d’une Russie impérialiste et, à l’inverse, du retour d’une Amérique isolationniste, se tenant à l’écart de l’Histoire et se refusant à être le « gendarme du monde ».
Ce tournant historique est décisif pour l’Europe et le rôle des progressistes est déterminant. Le mouvement européen engagé à Lyon lors du Sommet des réformistes organisé par Les Gracques en septembre nous donne un cap : face à ce constat d’échec, les progressistes doivent reconquérir le cœur des peuples, « repartir à la recherche de l’étincelle européenne » (Pascal Lamy), renouer avec cette « politique faite de symboles et d’émotion » (Enrico Letta), « comprendre les électeurs, mais aussi combattre ceux qui les égarent » (Sylvie Goulard).
Le point de vue d’Ed Miliband : Pour un nouvel accord continental
Ed Miliband, ex-leader du Parti travailliste anglais, candidat malheureux aux élections générales de 2015, aujourd’hui député, est intervenu à Sciences Po le mois dernier. Dans une conférence intitulée « Labour Politics After Brexit », il s’est exprimé sur les leçons à tirer de l’échec du Remain, et sur le futur d’un progressisme anglais hors de l’Europe.
Why Brexit ?
Alors que la plupart des grandes figures politiques affichaient leur soutien au Remain, chez les travaillistes comme chez les conservateurs, au Royaume-Uni comme à l’étranger, M. Miliband a rappelé que le résultat du référendum de juin dernier a d’abord surpris par son ampleur : une participation électorale forte (72%), et un résultat clair (51,9% contre 48,1%). Selon lui, il ne peut donc pas s’agir d’une « erreur de parcours », mais bien de l’indicateur de tendances plus profondes : « the results indicated a deep, profound vote (…) it was not a nasty incident along the way ». Comment alors expliquer ce vote ? Ed Miliband a choisi de rappeler les enjeux a priori sous-jacents, mais qui sont pourtant devenus centraux à travers la campagne : les migrations et la souveraineté. Le coeur du débat, on le sait, a été reformulé en termes identitaires (« What kind of country do you want to live in? », en d’autres termes qui peut avoir le droit de vivre et de travailler au Royaume-Uni), notamment du fait de la rhétorique du parti indépendantiste UKIP, anti-immigration et nationaliste avant d’être eurosceptique. La fierté insulaire shakespearienne s’était déjà transformée en sentiment anti-européen dans les années 1990 (on se souvient de la Une du tabloid The Sun de novembre 1990, « Up Yours Delors! », un doigt d’honneur adressé aux politiques intégrationnistes menées le Président de la Commission Européenne de l’époque). Nigel Farage et son parti UKIP l’ont amené à un autre niveau, présentant sur leurs affiches de campagne des hordes de migrants, accompagnés d’un lapidaire « Breaking Point ».
Les paradoxes de la victoire du Leave
Lors de son intervention, Ed Miliband, partisan du Remain, a reconnu, bien malgré-lui, la force du slogan martelé par le camp du Leave, et qui résume bien les enjeux du référendum pour l’électorat : « Take Back Control« . L’Union européenne a donc été perçue par les partisans du Brexit d’abord comme une instance coercitive sans légitimité, et par extension comme le meilleur exemple du gouvernement par une élite éloignée des préoccupations de la majorité du peuple britannique. Avec un paradoxe : ce sont bien souvent les régions les plus concernées par les aides financières européennes qui ont voté Leave. De son expérience de député, il estime que le résultat du référendum provient d’abord des transformations économiques plus profondes qui touchent la Grande-Bretagne post-industrielle de manière générale, et qui se seraient de toute façon exprimées d’une façon ou d’une autre. Les « perdants » de la mondialisation, déjà bien souvent paupérisés par la fermeture des industries traditionnelles, semblaient n’avoir plus rien à perdre à quitter l’Union, comme dans sa circonscription du Doncaster North, au nord de l’Angleterre. Les « gagnants » au contraire, cosmopolites, mobiles, éduqués, ont privilégié le maintien d’un statu quo qui leur était favorable, comme dans le Grand Londres.
Un cri anti-élite qu’il faut accepter
L’ex-leader du Parti Travailliste a donc invité à prendre état de ce cri contre les élites (« anti-establishment »), en appelant son électorat et ses concitoyens à ne pas chercher à inverser le résultat : puisqu’il a été dit que les élites n’étaient plus à l’écoute, la moindre des choses pour ces élites serait d’écouter et d’accepter le verdict populaire. D’autant que la réalité qui sera donnée au Brexit reste encore à définir.
Une nouvelle relation spéciale, mais avec le continent
Car la question de la souveraineté n’est pas close. Au contraire, pour M. Miliband, tout reste encore à jouer concernant l’autorité et le pouvoir décisionnel futurs du Royaume-Uni. Plusieurs options s’offrent aux britanniques, sur une échelle qui va de la position du Canada (similaire à l’option « Norvège-plus », souvent évoquée, contenant un accord de libre-échange et une liberté de circulation étendues) à celle dite du hard Brexit, un Royaume-Uni hors du marché commun et des traités européens, simple membre de l’OMC. L’ex-leader du parti travailliste a exprimé sa préférence pour une nouvelle « relation spéciale », à l’image de celle entretenue avec les Etats-Unis, mais orientée vers le continent. A l’image des réformistes européens, Miliband reste en effet persuadé qu’il reste plus de choses qui unissent le Royaume-Uni et les Européens que de réelles divisions. Il a donc évoqué une solution déjà mise en avant par le think-tank bruxellois Bruegel, celle d’une Europe à plusieurs vitesse, au sein de laquelle un « partenariat continental » pourrait être négocié (« A proposal for a continental partnership »). Cet objectif, qu’il a qualifié de « fair Brexit », ne pourra être atteint, selon lui, que par incrémentalisme et avec une participation claire des citoyens et politiques progressistes. Le parti travailliste, avant toute chose, doit donc se réunir autour d’une position pro-européenne commune, et montrer la voie.