Fable-Fiction : Si Marine était élue…
C’est la nuit au service des urgences de l’hôpital central. Les malades sont allongés sur des lits de fortune, en partie dans les couloirs. Mais pour Pierre, le chef de service, le plus préoccupant est de se procurer les médicaments dont il a besoin, quand ils ne sont pas produits en France. Le camion qui vient d’arriver de Suisse aujourd’hui a donné au livreur des instructions précises : pas de crédit à l’hôpital, on ne sait pas dans quelle monnaie on sera remboursé; pas de virement, ça met trop longtemps d’avoir l’autorisation du bureau de contrôle des changes : l’hôpital paie en cash et au cul du camion, ou on remballe. En cash avec des billets signés par Mario Draghi : les livreurs ont appris depuis longtemps à refuser les euros signés de Nicolas Dupont-Aignan, ministre des finances, qui sont produits à Chamalières et ressemblent aux autres, mais ne sont pas acceptés à l’étranger.
C’est difficile de trouver du cash. Depuis la grande panique bancaire des mois de mai/juin, les banques ont rouvert, mais on ne peut pas sortir plus de 50 euros par jour. Plus facile quand le malade a de la famille. Pierre a un bon deal avec un ancien camarade d’école : 60 euros en cash contre 100 envoyés par la banque. Certains malades paient aussi avec leurs bijoux. Il faut dire que les bijoutiers ont fait un chiffre d’affaires historique depuis les événements de mai/juin, quand les particuliers ont compris que leurs comptes bancaires étaient piégés et qu’ils se sont mis à acheter n’importe quoi qui ne perdrait pas trop de valeur.
Pour Pierre, le problème est d’autant plus grave que son service n’arrive plus à faire face. Beaucoup de médecins ont choisi de quitter le pays, victimes de comportements menaçants en raison de leurs patronymes. Les propositions sont venues du monde entier, car la médecine française est réputée. D’Allemagne notamment, qui a besoin de personnels qualifiés pour sa population vieillissante. Ces départs ont aggravé la désertification médicale du pays, renvoyant beaucoup de malades dans les hôpitaux, débordés et manquant de tout.
Pierre est resté, lui. Ses parents sont âgés et il ne veut pas les abandonner. Ils sont tous les deux dépendants, et depuis la loi sur la « taxation des emplois étrangers et la réimpatriation des immigrés », leurs EPHAD ne trouvent plus de personnel pour les laver, les habiller, les nourrir. Pour éviter des maltraitances, les enfants des résidents viennent aider certains jours de la semaine. Même chose à la crèche du petit dernier : la femme de Pierre, infirmière, a dû arrêter de travailler.
Les grands enfants de Pierre, issus d’un premier mariage, sont eux partis au Canada. L’aîné, Sébastien, s’occupait de responsabilité sociale et environnementale chez Paprec, mais il a été licencié avec tous les « personnels non essentiels » quand l’entreprise s’est aperçue que ses 700 millions de dettes obligataires émises à Dublin allaient rester en euros alors que ses contrats d’enlèvements de déchets avec les collectivités locales, eux, passaient en francs. Le cadet, lui, a profité d’un stage d’études à l’étranger et jure de ne plus revenir.
Contrôle des changes oblige, ce sont les enfants qui viennent visiter les parents à Noël. Ils font attention de ne pas trop utiliser les avions d’Air France, qui sont périodiquement saisis sur les tarmacs d’aéroports étrangers par des créanciers qui contestent la décision du Gouvernement de convertir en francs Le Pen la dette des entreprises publiques. On raconte que la Présidente elle-même ne peut pas utiliser hors de France son avion du Glam, de peur qu’il soit saisi; ce serait pour cela qu’elle loue un avion à une compagnie étrangère quand elle va faire le tour des pays du Golfe pour demander de prêter à la France les quelques devises pour régler ses importations prioritaires.
Ces histoires-là n’ont pas aidé le tourisme, que le Gouvernement cherche à développer, mais c’est surtout à cause des émeutes urbaines et du terrorisme que les gens ne viennent plus. Depuis qu’on a commencé à appliquer la loi sur la Grande Réimpatriation, les émeutes sont de plus en plus violentes, notamment dans les centres de transit ou on a rassemblé les étrangers en cours d’expulsion, dans l’attente de pouvoir organiser et financer leur voyage de retour.
Le plus dur est de se payer ce qui demande des devises. Les euros bancaires (en cours de conversion en francs Le Pen), on en trouve : la banque de France, depuis le référendum sur la préférence nationale et la supériorité de la loi française, est placée sous tutelle du ministre : elle en crée autant que demande le gouvernement, qui paie les fonctionnaires avec. Mais les prix dans cette monnaie augmentent très vite, et l’argent est bloqué à la banque. Ce n’est pas qu’on soit déjà sortis de l’euro; l’euro est encore pour quelques temps le nom de la monnaie. Mais les euros dans les banques françaises, on ne peut ni les sortir ni les convertir. Le prix du litre d’essence a triplé au cours de la dernière année, en dépit de l’accord passé avec la Russie qui accorde à la France la clause de la nation la plus favorisée en matière énergétique. Les deux pays ont aussi lancé une coopération dans le domaine nucléaire, des ingénieurs russes venant remplacer leurs homologues français expatriés.
Pierre lit des rapports dans la presse, écrits à demi-mot car l’ordre des journalistes sanctionne les manquements à la déontologie patriotique. Les industries exportatrices, celles qui rapportent des devises, ont l’air d’avoir de grandes difficultés, et licencient parce qu’elles ne trouvent plus de composants importés, ou parce que les pays où elles exportaient répondent aux nouveaux droits de douane français en imposant les leurs. La presse explique que cela est l’effet d’un complot des forces obscures du capital apatride. Il n’est pas économiste, ni historien, mais tout cela ne présage rien de bon.
À l’école, les programmes font l’objet d’un vaste réexamen, en commençant par l’Histoire. Une révision constitutionnelle est à l’étude pour modifier le fonctionnement du parlement et le mode électoral des députés, comme celui du Président de la république. Le droit de manifester et les textes concernant les syndicats seront quant à eux modifiés par la « loi de rationalisation de l’expression publique » qui vient de passer en Conseil des ministres. Des textes qui ont valu à notre pays d’être en couverture d’un grand magazine européen avec ce titre en français : « Pauvre France ».