Ce que nous dit le départ de Draghi : “si l’on ne répond pas à l’angoisse démocratique, la voie sera ouverte aux populismes”

Le départ du président du conseil italien Mario Draghi est un nouvel exemple de la fragilité démocratique européenne alors que la guerre en Ukraine, l’inflation, la crise climatique ouvrent un nouveau cycle de note histoire, relève dans une tribune au « Monde » le dirigeant d’entreprise Bernard Spitz.

La démission de Mario Draghi est un coup dur pour les économies de l’Italie, de la France et de l’Union européenne. Chacun le comprend. Mais pas seulement. Dans un monde marqué par les peurs, elle est aussi le révélateur de la reprise en main de l’économie par le politique et de son glissement vers la droite radicale. Comment imaginer, face à tant de remises en cause, que nous allions poursuivre le voyage dans le petit train rassurant de Fukuyama sur « la fin de l’histoire » ?

Un nouveau cycle est ouvert, dont personne ne sait la durée et dont seuls nos enfants connaîtront un jour le nom. Ceux qui ont connu l’entre-deux-guerres ou les « trente glorieuses » n’avaient pas la moindre idée qu’ils vivaient ces époques de l’histoire. Il en va de même pour nous : le basculement s’est produit sous nos yeux, il ouvre une nouvelle période d’incertitude et de fureur.

Nous vivons quatre chocs : le retour de l’inflation qui n’est pas qu’un fait statistique mais un élément majeur des comportements des ménages et des entreprises ; la prise de conscience de l’urgence climatique enfin reconnue comme priorité absolue ; l’impact de la pandémie qui change le rapport au travail, notamment chez les jeunes et souligne notre fragilité face à la maladie ; enfin la guerre aux portes de l’Europe qui nous rappelle la tragédie des temps et la brutale logique des rapports de force…

La radicalité d’un camp entraîne la radicalité de l’autre

Face à ce tumulte, Mario Draghi est arrivé au pouvoir porté par une double évidence : il était le meilleur et le plus crédible aux yeux du monde économique, de la société italienne, du reste du monde ; et il ne venait pas du monde politicien d’avant. Exactement comme Emmanuel Macron. Ce que nous dit son départ, c’est que cela ne suffira plus à l’avenir, que cela ne suffit déjà plus.

En France comme en Italie, le glissement politique s’opère vers la droite dure et populiste, Rassemblement national ici, Ligue et Fratelli d’Italia là-bas. La radicalité d’un camp entraîne la radicalité de l’autre. En France, la Nupes a marqué la prise de pouvoir des « insoumis » sur les écologistes et les sociaux-démocrates.

En Italie, le Mouvement 5 étoiles a explosé en deux, la partie anarchiste et gauchisante s’abandonnant à Giuseppe Conte, devenu le premier adversaire de Draghi et le forçant à la démission. Même observation aux Etats-Unis : l’idéologie radicale d’un Trump a non seulement conquis le pouvoir mais a marqué d’une empreinte durable le Parti républicain au point que sa réélection – ou à défaut l’avènement du gouverneur de Floride sur sa ligne – fait partie des scénarios possibles. Parallèlement, la radicalité fait son chemin aussi chez les démocrates.

Plus que jamais un besoin d’espoir et d’un projet collectif

L’Allemagne est l’exception puisque la coalition actuelle est issue d’élections ayant marqué un net recul des extrêmes. Mais pour combien de temps, alors que l’hiver s’annonce difficile en raison de la crise énergétique et que l’inflation – mot maudit depuis la république de Weimar – réapparaît ?

En quelques semaines à peine : démission de Mario Draghi et de Boris Johnson, contestation de Joe Biden et d’Emmanuel Macron, assassinat de l’ancien premier ministre Shinzo Abe : cinq des sept membres du G7, cinq démocraties parlementaires ainsi affaiblies au moment où les démocratures russe, chinoise et turque plastronnent, indifférentes aux sanctions des tigres de papier occidentaux.

En ces temps de basculement et de menaces de tous ordres, les citoyens ont plus que jamais besoin d’espoir et d’un projet collectif qui les rassure. Hélas ce message n’est toujours pas incarné politiquement par l’Europe. Et il n’est plus porté par les partis dits « de gouvernement » de nos démocraties.

Être compétent, intelligent, honnête ne suffit plus. L’« en même temps » non plus. La force de l’utopie et le sens du progrès ont été abandonnés aux extrêmes. Même les jeunes, dans un sondage récent, disent qu’ils s’accommoderaient d’un despotisme éclairé. Ce que nous dit la démission forcée de Draghi, c’est que si l’on ne répond pas mieux à l’angoisse démocratique, la voie sera ouverte aux populismes.

Tribune à retrouver dans Le Monde