Cet article a été publié ici dans le cercle les échos, et ici sur lemonde.fr
Il est des problèmes sur lesquels un consensus existe et qui pourtant sont très mal traités. Ils ont généralement deux caractéristiques communes : un ancrage dans le long terme et une part d’incertitude.
La dépendance, c’est-à-dire le risque futur de devoir recourir à un tiers pour s’occuper des actions quotidiennes, question par définition de long terme et incertaine, n’échappe pas à la règle : alors que le vieillissement n’a jamais été une réalité aussi brûlante, les Français n’assurent pas, ou peu, leur dépendance.
L’espérance de vie augmente fortement en France. Elle augmente pour l’ensemble de la population à la naissance, elle augmente encore plus sensiblement à 60 ans, c’est-à-dire pour les personnes exposées à la dépendance dans un futur proche. Or, la dépendance s’accroît avec l’âge : le vieillissement de la population va donc nous imposer la réalité de la perte d’autonomie avec une intensité jamais atteinte. Chacun voit son risque de devenir dépendant, et de l’être pour plus longtemps, grandir. Même si les modes de calcul font débat, il y a aujourd’hui environ 1.2 millions de personnes âgées dépendantes en France, elles seront 1.8 millions en 2050 (soit une augmentation de 50%). Le poids financier de la dépendance est lourd : environ 1800 € mensuels pour une prise en charge à domicile, entre 2000 et 3000 € en institution spécialisée. Pour se faire une idée du poids financier de la dépendance à l’échelle individuelle, on peut comparer ces coûts au minimum vieillesse (740€ mensuels pour une personne seule) ou à la pension de retraite médiane (1200€ mensuels). Et pour rendre la situation encore plus tendue, on note depuis plusieurs décennies, un net recul de l’aide informelle apportée aux personnes âgées par leurs familles.
Qui supportera donc à l’avenir le coût -chaque année plus lourd- de la dépendance ?
Devant ce constat sans appel, tout le monde devrait être assuré contre la dépendance. C’est pourtant très loin d’être le cas : seulement 5.5 millions de contrats dépendance sont souscrits en France. Comment comprendre cet incroyable contraste ? La dépendance est dramatique, mais aussi abrupte : elle n’est pas vécue à doses croissantes tout au long de la vie. La théorie des « risques catastrophe » suggère que ces deux caractéristiques empêchent de considérer rationnellement le risque encouru. En d’autres termes, la dépendance est si compliquée à imaginer pour un adulte en pleine forme que son risque est occulté. On peut aussi avancer d’autres raisons, comme la méconnaissance des coûts de la dépendance ou le manque d’information sur les contrats assurantiels (beaucoup de gens croient être couverts et ne le sont pas). Des modèles économiques ont aussi été développés, expliquant que les individus ne s’assurent pas contre leur perte d’autonomie future en suivant une logique de transfert de richesse vers le présent.
Qu’il soit rationnel ou pas, expliqué ou non, ce comportement est pourtant dangereux, car il crée un énorme déséquilibre, faisant potentiellement porter le poids de la dépendance aux générations futures. Il faut donc y remédier.
• La première solution est de renforcer la prise en charge publique de la dépendance.
Aujourd’hui, le système français se présente de la façon suivante : une Aide Personnalisée à l’Autonomie (APA) pour les personnes dépendantes de plus de 60 ans, à distinguer de la Prestation de Compensation du Handicap (PCH), réservée aux personnes handicapées de moins de 60 ans. Le reste à charge pour les allocataires est de 30% environ. L’APA représente 1.9% du PIB français. Elle est financée à 70% par les départements et à 30% par des contributions sociales, comme la CSG : la logique est donc celle d’un financement par la solidarité, c’est-à-dire le prélèvement fiscal.
La caractéristique principale du risque dépendance est sa très forte prévalence, qui entraîne des anomalies assurantielles causées par la faible distribution du risque. La solution à cela est de créer des systèmes d’assurance inter-risques, ou de mutualiser le risque. Un système par répartition, de type Sécurité Sociale pourrait être une solution.
A ce titre, le modèle allemand est intéressant à regarder de près. Depuis 1995, il n’existe qu’une seule assurance dépendance outre-Rhin : l’Assurance de Soins Longue Durée. Elle est obligatoire, universelle et unique (personnes âgées dépendantes et personnes handicapées en bénéficient). Pour la financer, l’Allemagne a créé une 5ème branche de l’assurance maladie, délestant de cette charge les communes qui finançaient la dépendance jusqu’alors. Comme en France, le reste à charge est de 30 % pour les assurés. L’ASLD représente 0.9% du PIB allemand.
Face aux problèmes présentés précédemment, le modèle allemand pourrait, à certains égards, nous inspirer. Même s’il présente l’inconvénient d’obliger les individus à cotiser contre la dépendance alors qu’ils ne l’auraient pas fait sur un marché assurantiel privé, il a de nombreux atouts. Créer une couverture obligatoire et universelle, dans une logique de répartition, règlerait le relatif vide assurantiel que l’on connaît aujourd’hui en France pour le risque dépendance. Et ne plus retenir l’âge pivot de 60 ans pour différencier les personnes âgées dépendantes des personnes handicapées permettrait de supprimer des inégalités de traitement et surtout de changer le regard de la puissance publique sur le vieillissement, considéré dès lors comme un handicap, et non plus un naufrage.
Des idées intéressantes sont sans doute à aller trouver dans le modèle allemand, il ne faut cependant pas y voir la panacée, car ce système de répartition se fragilise sensiblement avec le vieillissement de la population et la baisse du rapport entre nombre d’actifs et nombre de personnes âgées dépendantes. L’Allemagne est d’ailleurs en train de revoir son système d’assurance de la perte d’autonomie liée au grand âge.
En réalité, la véritable question est de savoir si nous voulons passer, pour l’assurance dépendance, à un système assurantiel de type « sécurité sociale » qui mutualiserait le risque (avec cotisations sociales, comme en Allemagne) ou si, au contraire, nous souhaitons conserver notre système de solidarité fiscale. La dépendance, on l’a dit, va coûter de plus en plus cher : la première option aurait donc pour effet immédiat d’affecter la compétitivité des entreprises – et de plus en plus- ; la seconde engendrerait un accroissement considérable de la charge fiscale. Elle présenterait en outre un très fort enjeu intergénérationnel : mettre en place aujourd’hui un système par répartition, cela serait mettre à contribution des générations de jeunes actifs déjà fortement pénalisés dans la dernière réforme des retraites – telle qu’elle est conçue à ce stade.
• La seconde solution est d’encourager l’assurance dépendance privée.
L’assurance dépendance privée peut prendre des formes très variées, mais elle prend le plus souvent la forme d’une rente servie mensuellement aux cotisants atteints de dépendance. Plus de 5 millions de Français sont déjà couverts par une garantie dépendance privée.
Le développement de cette assurance privée, soit par couverture individuelle, soit par couverture collective, doit être envisagée comme la principale piste de prise en charge de la dépendance à raison du coût pour les finances sociales qu’occasionnerait la création d’un 5ème risque et de son enjeu d’équilibre intergénérationnel (l’assurance privée suivant pour sa part une logique de capitalisation).
Outre les barrière psychologiques, ce type d’assurance souffre toutefois d’un coût relativement élevé en raison de la prévalence du risque, et d’un phénomène d’ « illusion monétaire » car ces contrats d’assurance portent sur des horizons temporels souvent lointains : la rente versée quand la perte d’autonomie intervient peut avoir subi 25 ans d’inflation supérieure au taux de revalorisation annuel, et donc être substantiellement réduite. Il s’agira donc d’un point à corriger, par une concertation avec les professionnels, dans l’optique d’une généralisation ou d’une obligation de l’assurance dépendance privée en France.
Une solution pourrait venir de la mise en place d’un marché privé encadré, avec la création d’un système de contrats dits « responsables », identifiés par l’autorité publique via un cahier des charges assurant la qualité de ces contrats, et bénéficiant d’un régime d’incitation fiscale. Un tel système existe déjà en matière de complémentaires santé. Cette solution permettrait de combiner approches publique et privée dans une solution hybride, permettant à la fois la sécurité des assurés et la pérennité des financements. A terme, ce système d’assurance par capitalisation pourrait être généralisé puis rendu obligatoire.
Des annonces du Président de la République sur la dépendance sont prévues pour la fin de l’année.
Quentin Jagorel, pour les jeunes Gracques