27 têtes et pas de cœur: la gouvernance européenne à bout de souffle
Depuis quelques semaines, un constat s’impose : la crise européenne est tout aussi politique qu’économique. La gouvernance européenne est devenue brutale, désorganisée et son maintien en l’état paraît de plus en plus inacceptable pour les peuples européens. Comme toujours en Europe, c’est davantage d’intégration qu’il faudra rechercher pour remédier aux blocages institutionnels. Devenus préférables au statu quo, même pour les plus souverainistes, les Etats-Unis d’Europe sont désormais en ligne de mire.
En annonçant qu’il soumettrait l’accord européen de sauvetage financier de la Grèce à référendum, Georges Papandréou a achevé de dévoiler au grand jour ce qui transparaissait déjà avec les divergences du couple franco-allemand, la prise en otage du fonds européen de stabilité financière par le Parlement slovaque ou encore le chantage de certains membres de la coalition d’Angela Merkel au Bundestag : la crise qui frappe l’Europe est tout aussi politique que financière. Or à ce type de crise, l’Europe n’a jamais trouvé d’issue que par le toit : c’est en sortant par le haut, grâce à une intégration plus poussée et une fédéralisation progressive, que l’UE surmonte habituellement les blocages de sa gouvernance.
1. Une gouvernance européenne à bout de souffle
Plusieurs enseignements sont à tirer du sommet européen du 26 octobre. Le premier, qui nous occupe au premier chef, concerne le rôle du couple franco-allemand et la place de la France en son sein : il apparaît clairement qu’il n’y a plus de « directoire » franco-allemand. Il y a l’Allemagne et la BCE qui décident, et la France qui bénéficie du droit de plaider un peu plus longtemps ou en plus petit comité que les autres. Quand l’Allemagne et la BCE ne sont pas d’accord, comme en juillet sur le défaut grec, la France peut jouer un rôle d’intermédiaire utile pour rapprocher les points de vue ; mais quand elle essaie d’entrer en conflit avec les deux, comme dans sa tentative d’imposer une monétisation de la dette grecque par la transformation du FESF en « banque », elle n’est plus écoutée. Qu’en déduire ? Que c’est d’abord celui qui paie qui décide. La France est un important contributeur au FESF. Mais elle est allée au bout de son effort : elle ne peut plus rien offrir à la solidarité européenne sans risquer immédiatement la perte de sa note AAA. Elle n’a donc plus rien à exiger des Allemands et de la banque centrale, qui restent seuls capables de faire davantage sur le plan budgétaire ou monétaire.
Deuxième constat, les négociations européennes des dernières semaines ont été d’une incroyable violence symbolique. L’Italie a été la première à en faire les frais, à travers des humiliations inconcevables en temps normal : elle a été littéralement convoquée devant un tribunal franco-allemand où le français était un procureur d’autant plus impatient de rendre l’audience publique qu’il voulait que chacun réalise qu’on l’avait, encore cette fois, invité du bon côté de la table. Et à l’issue de ce procès, le premier ministre italien a été prié de revoir sur un coin de table le système de retraite national.
Face à cette dictature des créanciers, on ne peut guère s’étonner que de petits Etats menacent de tout faire sauter pour se faire entendre. Les épisodes de prise d’otages de l’accord par les parlements finlandais et slovaques en sont les plus topiques exemples. Et l’indécence de cette dissuasion du faible au fort (voire du fou au fort) en Europe est la troisième leçon à tirer de cette crise politique.
2. Pour des Etats-Unis d’Europe
Que peut-on en conclure ?
En ce qui concerne la France, la conclusion est simple : si elle veut continuer à peser en Europe, notre nation doit recouvrer ses marges de manœuvre budgétaires. A court terme, cela signifie s’en tenir au statu quo de ses engagements vis-à-vis du FESF et mener une politique de rigueur budgétaire intelligente, de manière à ne pas casser toute reprise de la croissance. C’est un exercice difficile, mais que nous avons les moyens de réussir, notamment grâce à notre fort taux d’épargne : les ménages ont les moyens de continuer à consommer en prélevant un peu de ressources dans leurs bas-de-laine. Pour qu’ils y consentent, il faudra en revanche les convaincre qu’il s’agit d’un sacrifice temporaire et que le gouvernement fait ce qu’il faut pour apurer les comptes et dynamiser la croissance.
En ce qui concerne l’Europe, les conclusions sont à double tranchant.
Côté pile, il semble évident que si l’Union ne change pas de gouvernance, elle est vouée à disparaître. Les peuples n’accepteront pas que s’installent les pratiques observées au sommet de l’Union depuis deux mois. En effet, les peuples peuvent comprendre qu’il y ait des règles constitutionnelles qui s’imposent aux finances des Etats, et même une surveillance mutuelle organisée des budgets avant qu’ils soient votés, voire des sanctions appliquées aux pays membres qui ne joueront pas le jeu. Mais ils n’accepteront pas qu’un groupe d’Etats prennent par surprise leur dirigeant, l’humilient et le moquent, lui imposant en un week-end, sans étude ni préparation, une réforme d’ampleur qui ne saurait décemment se mener qu’au terme de nombreuses consultations. Ils n’accepteront pas davantage qu’au moment de décider de l’avenir de la Grèce, et peut-être demain du Portugal ou de l’Italie, le Parlement allemand agisse comme une chambre basse du sommet européen et soumette à son bon vouloir un projet négocié entre 27 chefs d’Etat ou de gouvernement.
Mais côté face, les fédéralistes flaireront que cette crise est une chance pour davantage d’intégration européenne. Car nous en sommes au point où les peuples vont avoir plus de chances encore de rejeter l’Europe telle qu’elle existe, que de refuser des Etats-Unis d’Europe.
Chacun perçoit que cette Europe fédérale porte en germe des solutions immédiates aux problèmes que nous venons d’identifier. Au premier chef, le fédéralisme repose sur le vote à la majorité et non à l’unanimité : fédéraliser l’Europe économique et budgétaire serait donc mettre un terme aux hold-up tels que les Slovaques et les Finlandais ont menacé de les pratiquer. Le fédéralisme ouvre en outre la voie à un système de votes pondérés, dans lequel l’état des forces peut-être reflété (l’Allemagne doit avoir plus de poids que Malte dans la détermination de la politique économique européenne, c’est sûr) tout en demeurant encadré (l’Allemagne ne pourra pas décider seule avec la BCE, elle aura besoin de la majorité des voix). Enfin, fédéraliser les dettes fait sens économiquement : la zone euro présente un taux d’endettement tout à fait raisonnable si on l’envisage de façon globale et non pays par pays. Rationalisation, clarification, pacification : il faut proposer les Etats-Unis d’Europe.
Cette proposition d’une Europe fédérale, tout indique qu’elle sera bientôt faite, et peut-être plus tôt que prévu en fonction d’un éventuel référendum grec. Elle viendra probablement de l’Allemagne qui, après avoir beaucoup procrastiné, tardé, consulté, sera rendra à l’évidence qu’elle ne peut laisser l’Union se déliter. Et lorsqu’elle viendra, nous devrons prêts à faire nôtre cette proposition et à mener l’immense combat politique qu’elle fera naître. Et cette fois, il faudra gagner le combat.