A société du respect, gouvernement du respect
Nicolas Sarkozy a abordé sa présidence avec un discours de la méthode dominé par l’idée qu’il y a des « problèmes à résoudre », indépendamment de tout diagnostic global sur la société. Le souvenir intense de quelques faits d’armes, du sauvetage d’Alstom à l’accord avec la CGT sur l’ouverture du capital d’EDF, l’ont conduit à une leçon principale : peu importe le bilan de la réforme ; ce qui compte, c’est le mouvement. Un mouvement guidé par un goût pour l’intervention de l’Etat, un respect des grands groupes familiaux, une confiance dans l’initiative entrepreneuriale, un scepticisme sur l’économie de marché et la fascination de l’argent…
A l’évidence, la sauce ne prend pas. La crise est là, le chômage monte et surtout la confiance des Français dans leur avenir et dans celui du pays n’a jamais été aussi basse. Le pouvoir passe sans cesse de la concertation à l’oukase et en est réduit à réveiller les vieilles peurs : la sécurité, l’immigration, le vieillissement et la dépendance, avec en ligne de mire l’électorat des seniors en 2012.
Pour la gauche, cette pente anxiogène et incontrôlée doit faire figure de repoussoir. C’est à elle que revient la mission de redonner du sens à l’action de l’Etat. Comment ? La France aborde la crise actuelle dans une situation paradoxale : les inégalités de revenus n’y ont pas explosé au cours des vingt dernières années comme cela a été le cas aux Etats-Unis, ou en Grande-Bretagne, même si les rémunérations les plus élevées se sont envolées ; le revenu médian a continué, même si c’est faiblement, de progresser ; les retraités y gagnent, en moyenne, à peu près autant que les actifs ; le consensus sur la protection sociale est resté élevé et une série de dispositifs protège les plus faibles (RMI/RSA, CMU, etc.). Mais le pays connaît en même temps une montée forte de la précarité, du nombre de travailleurs pauvres, de temps partiels non choisis, de personnes marginalisées ou exclues, de jeunes abandonnés sans qualification, de minorités mises à l’écart. Le tout déclenche une crise de défiance généralisée, dont sondages et essais analysent à longueur de journée les tenants et aboutissants.
Dans ces études, quelques points reviennent souvent. Il n’y a jamais eu, dans notre pays, de tradition libérale autre que minoritaire dans la vie politique, non plus que de véritable tradition réformiste. L’ont emporté les approches volontaristes étatistes, où pouvaient se retrouver gaullistes et communistes, ou des approches prétendument social-démocrates, qui n’étaient, le plus souvent, que des versions tempérées par la concertation des premières. La représentation de la société est très distordue par rapport à sa réalité : nous sommes une nation où les gens sous-évaluent leur prospérité massivement, connaissent mal la hiérarchie des revenus, mais choisissent aussi de détourner les yeux de la pauvreté et de l’exclusion ; nous continuons de croire aux vertus de promotion ou d’égalité sociale de l’absence de sélection à l’université ou de la quasi-gratuité des études supérieures, et de faire confiance à des régimes de régulation très inefficaces du point de vue de l’égalité réelle : du droit du logement à l’urbanisme commercial, pour ne citer que quelques exemples.
Depuis la cassure du milieu des années soixante-dix, nous sommes ainsi passés de l’esprit des trente glorieuses à une conscience malheureuse où se conjuguent la perception du recul de l’influence et du poids de la France dans le monde, la conviction que l’ascenseur social ne fonctionne plus, la crainte diffuse du déclassement pour soi et pour ses enfants, la peur de la mondialisation (non par hasard affublée du sobriquet « hyper-libérale »). Une société d’ordres qui n’avait repris confiance en elle après la seconde guerre mondiale que parce que beaucoup avaient eu le sentiment de pouvoir y changer de rang a fait place à une société de crainte et de défiance, où tout est sujet à anxiété.
Le défi principal de la gauche aujourd’hui n’est pas d’inventer des « mesures » qui apporteront des « solutions » à des « problèmes ». Il est de répondre à ces anxiétés fondamentales, de convaincre que la gauche pourra sortir la France de la spirale de la défiance, bref de redonner de l’espoir. Le tout dans une phase de croissance médiocre, pendant laquelle il faudra, à tout le moins, enrayer l’explosion de la dette publique, c’est à dire n’user qu’avec modération de l’instrument de la dépense publique financée par l’impôt.
La gauche va trouver en effet en 2012 la situation économique la plus dégradée que la France aura eu à affronter en temps de paix. Sur fond d’émiettement politique et de méfiance sociale, les tendances de nos déficits vont s’aggravant. La nouvelle majorité devra prendre une série de décisions d’une ampleur sans précédent si elle veut éviter que les mesures de redressement ne soient dictées par le monde extérieur.
Ce redressement, aussi important soit-il, est à notre portée. Il y faut de la méthode, une autre manière de gouverner que celle qui aura prévalu pendant cette législature, et il y faut des orientations claires, sur les grands équilibres économiques, la fiscalité et la dépense publique, la redistribution entre générations, les choix structurels à adopter pour lever les principaux blocages du modèle français.
Un préalable est toutefois absolument nécessaire : ne rien faire qui donne du pouvoir une image d’arrogance, de privilège. Le passif des bévues initiales de Nicolas Sarkozy en la matière ne sera jamais effacé. La gauche doit faire comprendre qu’elle aura un comportement radicalement différent : pratique modeste du pouvoir ; préservation de l’image du chef de l’Etat de toute polémique ; absence de passe-droits ; discrétion de la vie privée etc… Il ne s’agit pas ici de choses secondaires, mais de messages essentiels pour commencer à retisser la confiance dans les pouvoirs publics.
Il faut accepter de dire à la fois que beaucoup peut être fait, mais à condition d’avoir un cap clair, avec des délais suffisants pour mûrir tous les consensus possibles et pour trancher légitimement quand ils ne sont pas atteignables, et des priorités affirmées :
- qu’il y ait moins d’abandonnés du système, même si cela implique des efforts de ceux qui s’en sortent convenablement (hauts revenus, retraités, salariés protégés des fonctions et entreprises publiques) ; et à condition que contribuent plus que proportionnellement ceux qui s’en sortent mieux que bien, ce qui veut dire ne pas hésiter à alourdir la fiscalité sur les hauts revenus du travail et du capital, et sur la transmission de patrimoine ;
- que la reconnaissance de la contribution irremplaçable des services publics à la cohésion sociale s’accompagne de la fin des discours méprisants dont elle a fait l’objet, mais aussi de plus strictes exigences d’efficacité ;
- que la réforme de l’Etat cesse d’être une ritournelle usée pour se traduire par des priorités enfin revendiquées : moins de fonctionnaires aux finances, plus à la justice ; moins d’enseignants dans les collèges et les lycées lorsque la démographie le permet, plus dans le primaire, où tant se joue, et plus dans les universités ;
- qu’une réforme des collectivités locales sache surmonter l’opposition des notables locaux pour aller vers moins de moyens généraux et moins de duplications entre niveaux de collectivités, plus de regroupements de moyens ;
- que l’Etat systématise la primauté donnée aux résultats de la négociation sociale délibérée sur la décision politique opportuniste, et ne fasse pas d’entorse à cette règle de méthode.
Pour qu’un tel programme soit crédible économiquement, il faudra qu’il le soit socialement. La cohésion du tissu social et la confiance seront les moteurs de notre sursaut collectif face aux désordres économiques et à l’éclatement qui menace la société française : divergences d’intérêt entre classes, entre territoires, entre communautés, entre générations. Il est urgent de retrouver un consensus social qui refasse l’unité de la Nation dans un ancrage européen. Le programme de la gauche ne pourra être mis en œuvre que dans un pays apaisé, avec des groupes sociaux réconciliés sur l’essentiel : à société du respect, gouvernement du respect.