Jean Daniel , disparition d’un passeur

La disparition de Jean Daniel est aussi celle de l’un des derniers passeurs de notre temps. Passeur des idées progressistes qu’il aura incarnées tout au long de sa vie. Passeur de tolérance et de respect de la parole de l’autre. Passeur de paix, à chaque fois que celle ci était menacée. Passeur au sein de la gauche comme dans sa rédaction, passeur littéraire , passeur politique.
Passeur bienveillant entre générations.
Il a été l’un des premiers à soutenir la démarche des Gracques dans cet éditorial du Nouvel Observateur que nous republions ici avec émotion, gratitude et respect.

Voici le texte rédigé en septembre 2007 par Jean Daniel à l’occasion de la première université d’été des Gracques à laquelle participaient notamment Michel Rocard , François Chèrèque, Walter Veltroni, Anthony Giddens, Jorge Semprun, Erik Orsenna,  Jacques Juilliard, Olivier Ferrand, et beaucoup d’autres…
Un texte d’une grande hauteur de vue, à l’image de son auteur : lucide, tolérant, ancré dans l’histoire des idées, à la recherche d’un point d’équilibre entre efficacité économique et accompagnement d’un corps social fragile et fragmenté.

Message pour l’université d’été des Gracques – Jean Daniel

“Chers amis, 

J’ai déjà dit aux organisateurs de cette journée du 26 août à Paris combien était vif mon regret de ne pas être avec vous à ce moment-là, mais aussi combien j’étais heureux que vous nous ayez choisis comme partenaires et souhaités comme parrains. 

Ce n’est pas que, personnellement, je me sois trouvé d’accord avec toutes les analyses et avec toutes les attitudes de ce que j’appellerais votre  «groupe de réflexion et de pression» . Pourtant, dès l’émergence, non du calendrier de vos initiatives électorales mais de la définition de vos objectifs, je me suis senti en familiarité sinon en symbiose.

La longévité m’a permis d’assister à la naissance du Club Jean-Moulin, de la Fondation Saint-Simon et des clubs qui, dans le prolongement de la deuxième gauche et avec l’attentive caution de Pierre Mendès France, se déployaient entre Michel Rocard et Jacques Delors, comme entre Michel Crozier et Michel Albert. L’idée principale était d’épouser de manière vigilante et critique l’évolution de l’Europe, d’envisager l’éventualité de la fin du capitalisme rhénan et de s’interroger sur tous les signes d’une mondialisation en marche : en somme de mettre en route la réconciliation d’une large frange de la gauche avec la modernité. 

Politiquement, cela se traduisait non pas par des stratégies de rapprochement avec le centre – ce qui n’eût été qu’électoral -, mais par la suppression théorique comme élément de pensée du concept du centre tel que Valéry Giscard d’Estaing puis François Bayrou l’ont défini. Il s’agissait d’aborder de front, un par un, tous les problèmes dans leur singularité nouvelle, sans préjugés idéologiques et sans s’inquiéter à l’avance du fait que les éventuelles audaces révisionnistes puissent être considérées comme des reniements. 

Dans sa philosophie, cette démarche, si elle est bien la vôtre, est devenue aussi la mienne – ou la nôtre. Elle consiste, à mes yeux en tout cas, non pas à formuler une millième condamnation de la schizophrénie des socialistes, de l’incapacité où ils se sont trouvés et où ils se trouvent encore très souvent de s’adapter aux prodigieuses mutations du monde, ni de voir dans la social-démocratie – déjà dépassée aujourd’hui il est vrai – autre chose qu’une trahison libérale et un abandon des grands principes. Il s’agit de recenser – pour les vaincre ! – les motivations essentielles de l’immobilisme doctrinal et de constituer une force de propositions, et non de s’enfermer dans un statut d’opposition. 

Pourquoi les socialistes français sont-ils les seuls à avoir reculé devant la nécessité partout adoptée de faire leur aggiornamento dans le sillage du congrès de Bad Godesberg ? Pourquoi le mot de «réformisme» est-il si longtemps apparu comme une obscénité ? Pourquoi François Mitterrand, ayant à commenter le socialisme nordique, au lieu d’admirer que la Suède fût à la fois une réussite industrielle sans précédent (avec six grands groupes internationaux) et le pays au monde où la sécurité sociale était la plus attentive, efficace et omniprésente, oui, pourquoi le président socialiste français a-t-il cru nécessaire de dénoncer les compromissions des Suédois avec le capitalisme international ? Encore François Mitterrand formulait-il ce jugement mezza voce et avec un rien d’ironie. 

La question a été posée par mon ami Jacques Julliard de savoir si les socialistes français croyaient encore à leurs mythes. De même que le grand historien Paul Veyne avait prouvé que les Grecs n’y croyaient pas. Ma réponse personnelle à cette question, c’est que les gens ne sont jamais tout à fait détachés de leurs mythes, et que les légendes peuvent être tout à fait identitaires. Voltaire s’alarmait à l’idée que, prenant exemple sur lui-même, le peuple pût vivre sans religion. C’était, à son sens, lui retirer l’existence. 

Les mythes socialistes peuvent être des rites, mais ils sont très importants. On veut garder les mêmes ennemis, et la Maison du Peuple ne saurait frayer ni avec le Château ni avec l’Eglise. En tout cas, c’est ainsi qu’on a cru vivre pendant plusieurs générations, sans se rendre compte que les mythes devenaient de moins en moins identitaires, et en particulier que les classes populaires abandonnaient progressivement, un à un, tous les partis de la gauche. 

Nicolas Sarkozy a été élu par 46% d’employés et 42% d’ouvriers. Il n’a pas encore dépassé sa rivale mais, sur ce point précis, l’avantage de la droite est énorme. Comme l’écrit Christophe Guilluy à propos de la nouvelle géographie sociale et des vieilles oppositions héritées de la révolution industrielle :  «La France des ouvriers, des petits salariés du secteur privé, des revenus modestes, des précaires est aujourd’hui une France périphérique, dispersée, périurbaine et rurale. Ce ne sont plus les anciennes banlieues ouvrières qui structurent les nouvelles fractures sociales.» 

Cela est d’autant plus nouveau et grave que la démocratie française souffre d’un handicap insurmontable. Le syndicalisme y est désastreusement faible, et ne peut donc contribuer à rénover à gauche le concept de responsabilité. 

En tout cas, le jour est arrivé où la fidélité des socialistes à leurs mythes ne s’est plus révélée payante dans les consultations électorales. Tony Blair en a été conscient, avec sa transformation du Labour, mais il n’a pas été le premier. Ce sont les socialistes allemands qui ont été les plus révolutionnaires avec la pratique de la cogestion. Elle n’était possible qu’avec des syndicats très forts et tout à fait en mesure de contrôler leurs partenaires capitalistes. 

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les longues cures d’opposition de la gauche (1958-1981 !) ont plutôt fait d’elle une institution où la vigilance était néomarxiste, tandis que l’on pouvait déceler dans le langage une signifiante évolution. Les «ouvriers» avaient remplacé le «prolétariat», qui lui-même avait remplacé les «travailleurs»; quant aux «patrons», ils étaient anoblis du titre de «chefs d’entreprise». Pour ce qui est des thèmes de la sécurité et de l’immigration, ils étaient traités d’une façon qui relevait d’un manichéisme idéologique et moraliste. Ce qui permet à Didier Peyrat d’affirmer que  «l’anti-sécuritarisme est un vecteur de la déprolétarisation de la gauche et que Ségolène en a fait les frais» . On a oublié, dit-il, qu’un acte révoltant n’est pas forcément un acte de révolte et que  «ce n’est pas le peuple qui est idiot en portant plainte contre l’insécurité, c’est l’idéologie négationniste qui est complètement stupide» 

C’est un grave problème qui sépare bien des experts de bonne volonté. J’ai moi-même été critiqué par mes amis quand j’ai affirmé depuis très longtemps, et je ne cesse de le faire, que la France précarisée et qui demande à être mise en mesure d’accueillir l’immigration comme à être protégée de la mondialisation n’était pas une France raciste. Permettez-moi de vous dire qu’ayant prévu et guetté depuis très, très longtemps les réactions des couches populaires sur ces thèmes, je n’ai aucunement été surpris par ce qu’on appelle la «droitisation». En un mot, je continue de penser que ce n’est pas la France qui se droitise, c’est le réel qui ne répond plus aux critères de jugement de la gauche traditionnelle. 

Le crime de Le Pen n’a pas été de soulever un débat mais de l’avoir bel et bien empoisonné. Car délivrés de leur insupportable caractère pétainiste et de leurs accents antisémites et chauvins, les discours de Le Pen rappelaient quasiment les mêmes questions que Mitterrand lorsqu’il évoquait le  «seuil de tolérance» , Giscard  «l’invasion» , Chirac  «les mauvaises odeurs dans l’escalier» , Rocard  «on ne peut accueillir toute la misère du monde mais on doit prendre notre part pour y remédier» , Balladur  «la préférence nationale n’est aucunement immorale» , sans parler de ce que Fabius avait dit le premier, au début :  «Le Pen formule de bonnes questions mais de très mauvaises réponses.» 

La droite ne s’est pas lepénisée, elle a  «défascisé» le problème, et si elle l’aborde mal, notamment avec son ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale, c’est plus précisément parce que nous n’avons rien fait et que nous avons laissé à la droite, ce qui m’enrage, l’initiative de confier à des femmes issues de l’immigration des responsabilités ministérielles importantes. Et je ne pense pas, au contraire, que nous ayions tiré toutes les leçons de notre insuffisance lorsque je lis les commentaires sur les malheureux discours africains de Sarkozy. Après un procès irrécusable et sans nuances de la colonisation, il a eu l’agressif mérite de proposer un débat sur l’Afrique. Je suis en désaccord avec lui mais je trouve avantage à ce que les tabous soient levés, à ce que le problème soit posé. Il mérite qu’on ne lui réponde pas avec des seules indignations incantatoires. 

Je vous préviens que dire tout cela n’est pas encore devenu innocent. Le rassemblement des antisécuritaires a créé, à l’intérieur de la gauche, une véritable hégémonie intellectuelle et sectaire. D’ailleurs, sur tous ces problèmes, la compassion relève d’une cruelle irresponsabilité dont les premières victimes sont évidemment les immigrés eux-mêmes. J’ai toujours professé qu’il était plus fraternel de se soucier du sort fait aux immigrés que de les accueillir et de les abandonner. 

Maintenant, je n’ai pas l’intention de vous infliger une analyse des nouvelles données économiques, surtout dans une période où la financiarisation du capital montre que l’argent n’a plus rien à voir avec la production des richesses ni avec la création d’emplois. Vous êtes bien trop experts en ces matières, et je me contente de vous lire. D’ailleurs, le fait que vous vous opposiez souvent les uns les autres me console de mon incompétence, sans m’empêcher d’en tirer profit ! 

Vous observerez quand même, parce qu’il me semble que ça n’est pas relevé, que la politique économique et financière de Nicolas Sarkozy ne paraît pas bénéficier de l’adhésion des grands parrains qui l’ont sans cesse aidé. Il m’est revenu que MM. Pinault, Arnault, Bolloré, Lagardère et Bernheim ne croyaient pas du tout que l’on puisse agir sur la croissance par la consommation. Ce qui fait que Sarkozy est moins dépendant du grand capital que nous ne le pensions. Et j’aimerais bien que nous nous penchions sur ce problème. C’est d’autant plus important que chaque fois qu’une manifestation de l’opposition sur tel ou tel thème n’est pas accompagnée d’une proposition constructive, alors elle fait totalement le jeu de la droite. Or, si la gauche s’oppose, elle se répète. Si la droite réforme, elle se renouvelle. Nous devrions nous interdire de faire une critique sans la faire suivre d’une proposition réaliste, crédible et populaire. 

Mais je voudrais terminer par où d’autres commencent. A savoir le sens de la mobilisation civique qui a abouti à 84% de participation électorale à l’élection présidentielle. Les meetings des trois principaux leaders étaient archicomplets, et  «l’ambiance» , comme disent avec vulgarité les organisateurs, était partout la même, c’est-à-dire «électrique», j’en suis témoin. Les trois leaders ont senti et finalement compris l’intensité du besoin de rupture avec le passé. Mais aussi un besoin de croire, parce que le peuple français a senti qu’il était en danger, que le pays perdait ses moyens et la nation, son âme. 

Les trois leaders ont intégré tout cela. Ils ont dit  «ensemble tout est possible» , ou ils ont parlé du  «désir d’avenir» . Les analyses de Ségolène Royal étaient sans doute insuffisantes mais pas fausses. Elle a compris, au moins au départ, qu’elle pouvait tout dire, qu’elle aurait pu tout dire. Sur les 35 heures, la retraite à 60 ans, le service minimum, etc. Elle a vu s’opposer à elle cette coalition des rivaux, dont tous les sondages montrent que la majorité des électeurs la considèrent comme la principale responsable de la défaite de la gauche. Ségolène avait fait les mêmes analyses que Sarkozy. Mais il lui a manqué d’être préparée avec la patience stratégique, l’imagination bondissante et la détermination grâce auxquelles, pendant cinq ans, Nicolas Sarkozy a forgé sa victoire. 

Tout cela doit être présent dans nos échanges, avec une seule formule : si pessimiste que l’on puisse être, si désenchanté que l’on soit devenu, si sceptiques que nous nous abandonnions à l’être, nous ne pouvons plus nous contenter d’accuser le peuple français, en nous abritant derrière la dénonciation de ses singularités, ou plutôt comme l’on dit désormais de ses «modèles».”

Première Université d’été des Gracques

Voir aussi : “En rendant hommage au journaliste Jean Daniel, le chef de l’Etat envoie un signal à l’électorat qui l’a porté en 2017.”

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/27/emmanuel-macron-tente-de-renouer-avec-la-deuxieme-gauche_6031019_823448.html