Pascal Blanchard : « On ne s’oppose pas à Marine Le Pen comme on s’opposait à son père »
L’historien Pascal Blanchard est spécialiste du fait colonial et de l’immigration. Il vient de publier, avec Farid Abdelouahab les Années 30 – et si l’histoire recommençait ? (La Martinière). Selon lui, le vote Macron au second tour pourrait se révéler être davantage qu’un simple réflexe contre l’extrême droite. Le leader d’En marche incarne aussi à ses yeux un libéralisme sociétal bienvenu.
Malgré l’engagement de nombreux intellectuels contre l’extrême droite, Marine Le Pen est au second tour. Quel constat en tirez-vous ?
Le score de Marine Le Pen aurait été bien plus élevé s’il n’y avait pas eu cette mobilisation. Beaucoup de jeunes intellectuels – Raphaël Liogier , Rachid Benzine, Alain Mabanckou ou Nicolas Lebourg, mais aussi la Fondation Jean-Jaurès ou les Gracques – ont agi cette fois-ci de façon efficace, en menant un travail sur le registre de l’analyse froide et rationnelle. On ne s’oppose pas à Marine Le Pen comme on s’opposait à son père. Tout a changé. Le discours du Front national, mais aussi le contexte : depuis trente ans, très peu de choses ont été faites dans les banlieues ou les outre-mer. Donald Trump est au pouvoir aux Etats-Unis. Le contexte international et les attentats ont placé la peur au coeur des émotions des électeurs. Nous ne sommes plus dans le monde antiraciste des années 80 : il ne s’agit plus de faire des discours moralisateurs, mais de déconstruire ce qui fait le coeur du discours frontiste. Expliquer de façon scientifique ce que va être la France de Le Pen, ce que deviennent les Etats-Unis de Trump.
Comment analysez-vous le phénomène Macron ?
Comment un homme de 39 ans, jamais élu, hors parti, a-t-il pu émerger dans un paysage politique figé et sclérosé ? Quand on connaît l’histoire politique de la France, on ne peut être qu’estomaqué. Cet homme a compris avant tout le monde que la gauche et la droite qui, aux yeux des Français, ont échoué depuis vingt-cinq ans, allaient être dépassées. Il a aussi eu beaucoup de chance, il ne pouvait pas deviner que François Fillon se retrouverait empêtré dans des affaires, ni un effondrement aussi massif du Parti socialiste… mais il a osé. Il établit également une rupture générationnelle. Le syncrétisme qu’il affiche et qui étonne tant de monde parle aux jeunes et à ceux qui veulent une vision positive du devenir de la France. Surtout, il propose un libéralisme sociétal concret que le PS n’a pas su avoir depuis cinq ans. Ce qu’il a dit de la colonisation, le PS ne l’a jamais osé. Pareil pour les quartiers, pour les enjeux de diversité, pour l’immigration ou pour l’Europe. Regardez son équipe, ceux qui l’entourent, ils ressemblent à la France de 2017. Pas de discours global, juste l’application de quelques principes et une vision positive de notre destin. Comme s’il avait dépolitisé la question du passé colonial ou de la diversité. Il ne prétend pas prôner la diversité, il la met en actes. Il représente une alternative crédible pour la société française, sinon il ne serait pas au second tour. C’est cela aussi le vivre ensemble. C’est le meilleur contre-discours du FN.
Mais dans son duel contre Marine Le Pen, n’incarne-t-il pas l’énarque, le banquier, l’Européen béat ?
Attention, c’est justement le discours du FN. Cette opposition binaire n’est qu’une chimère médiatique. Les antagonismes sont bien plus complexes. On ne peut pas résumer Emmanuel Macron au grand capitalisme international qui va tous nous ubériser.
Comment peut-il résister à cette caricature ?
D’abord grâce à son ouverture sociétale. Lui accepte cette société du mariage pour tous, diverse, ouverte au monde… Il comprend sûrement mieux que d’autres qu’une jeune femme de banlieue qui a un bac + 6 n’a pas envie d’être aidée par ses amis de gauche, mais qu’elle veut un emploi de cadre, sans pour autant accepter la vision identitaire que porte la droite. Emmanuel Macron a ainsi capté beaucoup de suffrages en banlieue, dans les départements d’outre-mer et chez les primo-votants. L’idée qui a fonctionné vis-à-vis d’une nouvelle génération est celle selon laquelle on peut réussir sans écraser les autres. Le FN dit «Nous sommes chez nous» et En marche répond «On est tous chez nous». Ce que SOS Racisme n’était pas parvenu à exprimer ou à faire entendre. Et quand Mélenchon n’est pas capable de décider à 20 h 02 qu’il faut appeler à voter contre le FN, c’est qu’il s’est fait lui aussi prendre au piège de l’idéologie frontiste du vivre ensemble impossible. Il est en train de créer une fracture à gauche. C’est incompréhensible au regard de son parcours et des idées qu’il défend.
Alors comment contrer un discours démagogique ?
C’est avant tout un problème d’audibilité. Une anecdote illustre bien ce problème. Il y a huit mois, on sentait que cette campagne allait être dure sur la diversité et sur l’immigration. Comment nous, universitaires et artistes, pouvions-nous avoir un impact sur les gens ? On a créé une série de films courts, «Artistes de France». Un artiste de la diversité d’hier raconté par un artiste ou une personnalité d’aujourd’hui. Picasso, Joséphine Baker, Django Reinhardt… racontés par Omar Sy, Lilian Thuram, JoeyStarr. Une quarantaine de jeunes historiens ont écrit les portraits. France Télévisions a été emballé. Notre seule condition était que cette série soit diffusée… sur ce semestre 2017. Pour nous, rien n’est plus politique que ces pastilles. On bat les records de nombre de vues et de téléchargements chaque jour. C’est ça aussi, le travail des intellectuels, de la société civile, des médias, des artistes, pour répondre à Marine Le Pen. Notre pays a réagi avec calme après les attentats à Paris ou à Nice. Ecoutez le discours digne du compagnon du policier abattu aux Champs-Elysées ! C’est aussi cela la force de notre pays. Et Emmanuel Macron est le seul à souligner cet aspect positif.