Le succès exceptionnel de « Bienvenue chez les Ch’tis » est… réjouissant ! Parce qu’au-delà de sa drôlerie, il faut aussi voir la dimension positive de l’histoire : l’humour triomphant des préjugés, la solidarité au sein du monde du travail, l’imprégnation de la culture de service public… Cette lecture pourrait surprendre bien des spectateurs : elle n’est pourtant certainement pas étrangère au succès du film, dans ces temps de doute, d’incertitude et de perte de repères. Il est plus facile, il est vrai, de rire avec Dany Boon qu’avec Jérôme Kerviel – et de plus, ça fait du bien.
Mais cet énorme succès invite aussi à la réflexion. La France qui se retrouve par millions chez les Ch’tis est une France rêvée. Peut-être, dans les commissions administratives paritaires de la fonction publique de l’Etat, les postes non pourvus depuis des années à Avesnes-sur-Helpe, Hazebrouck et Hénin-Beaumont seront-ils désormais âprement disputés. Peut-être les médecins s’installeront-ils demain par centaines plus volontiers dans le Nord que dans le Midi. Ce serait une bonne chose, même s’il est permis d’en douter.
L’essentiel n’est pas là cependant. Le monde du film est celui d’une France qui n’a guère d’argent mais qui vit décemment et sans trop d’angoisse du lendemain, d’une France qui ne connaît guère le monde de l’entreprise, et qui ignore tout ou presque de la concurrence internationale, et des affres de la globalisation. Sans doute est-ce là le second ressort du succès du film : il offre un moment d’évasion hors des réalités de la précarité, des fins de mois difficiles, des vies où il faudra changer plusieurs fois d’emploi et de résidence sans découvrir à chaque fois un paradis inattendu. Et il le fait en se tournant vers l’univers de la fonction publique plus que vers l’économie de marché, vers les régions plus que vers le monde.
Poussons un pas plus loin le raisonnement. Le succès des Ch’tis ne veut il pas dire que nous croyons que ces vertus, ces valeurs qui peuvent nous réunir, de solidarité, de service du public, d’humour vainqueur des préjugés ne peuvent exister qu’à l’écart du monde globalisé ? Cela réjouirait pour un peu le vrai facteur favori des français, l’excellent M. Besancenot, persuadé qu’il est possible et souhaitable de construire chez nous, et seulement chez nous, un régime enfin correctement guevariste, loin de tout et en particulier de la réalité.
C’est bien là l’essentiel : nous croyons qu’il est possible, sans s’écarter du mouvement du monde, sans se tourner vers un passé mythifié, d’incarner ces valeurs. Ni la droite ni la gauche ne s’en sont, jusqu’ici, réellement convaincues. La droite, trop souvent prête à sacrifier ces valeurs au nom de la compétitivité. La gauche, trop souvent prête à renoncer à l’insertion dans l’économie mondiale parce qu’elle ne voit pas comment le faire sans renoncer aussi à ces valeurs. Le vrai défi des réformistes est là : réinventer la solidarité, l’intégration dans une économie ouverte et tournée vers l’avenir. Ce n’est pas un rêve : d’autres, au nord non de la France mais de l’Europe, y sont parvenus.
Sans doute, comme le disait Paul Valéry : « On ne fait pas de politique avec de bons sentiments ». On pourrait ajouter : avec de mauvais non plus. Il n’empêche : quelle image de la France du début du XX° siècle ce film donne-t-il, non seulement à nous-mêmes, mais aussi à l’étranger, puisque si l’on en croit son auteur et réalisateur, il est d’ores et déjà promis à une diffusion qui ne se limitera pas à la Wallonie, au Luxembourg et à la Suisse romande ?
Il fut un temps où le message de la France était celui de l’universel, pas du provincialisme. À l’époque de l’Empire colonial, l’horizon était celui de « la plus grande France », pas de la petite patrie. À quand remontent ces moments d’exceptionnel rayonnement où les grandes figures d’exportation du génie français s’appelaient Descartes, Hugo, Proust ou Camus, et non Philippe Abrams, directeur de l’agence de La Poste à Salon-de-Provence, muté à Bergues (Nord) pour des motifs disciplinaires ?
Bref, l’hymne à l’exception culturelle française que constitue « Bienvenue chez les Ch’tis » n’est peut-être pas le meilleur indicateur de notre capacité collective à dominer les enjeux de la globalisation. L’idée que le monde extérieur pourrait ne pas être uniquement peuplé de gens qui parlent notre dialecte et partagent notre goût des « fromages-qui-puent » a manifestement encore du chemin à parcourir et des esprits à conquérir.
Allez, je reprendrai bien quand même de la tarte au maroilles ! Et un ch’ti verre de genièvre avec, hein, Bilout !