Europe: reprendre le contrôle de l’hélicoptère
L’école de psychanalyse de Palo Alto a étudié comment les familles de schizophrènes élèvent leurs enfants. Ils les soumettent à des « injonctions paradoxales », construites pour qu’on ne puisse obéir à une partie de l’astreinte sans enfreindre l’autre. Une mère peut faire cela en deux mots (« Sois spontané ! »), ou en opposant le geste à la parole («fais moi un câlin », en repoussant l’enfant). Evidemment, les enfants deviennent fous.
Les européens aussi, particulièrement les petits blancs, qui expriment à chaque scrutin leurs envies noires. Il ne suffit pas de les punir en rappelant, aux anglais comme aux grecs, que les actions ont des conséquences. Il faut aussi se demander si on ne les a pas soumis à trop d’injonctions paradoxales en économie. Par exemple rembourser ses dettes par l’austérité, qui réduit la croissance et la capacité à dégager des excédents. Ou imiter l’Allemagne pour retrouver la croissance : si toute la zone euro avait 8% d’excédents courants, elle s’effondrerait dans une spirale déflationniste. Tout cela est difficile à faire admettre à nos parents allemands qui parlent une langue où il n’y a qu’un seul mot (Schuld) pour désigner la dette et la faute.
Reprenons l’histoire de l’euro par ce qu’il nous a fait négliger : les balances de paiements courants. Au départ, elles étaient à l’équilibre, et la France compétitive. La divergence ultérieure vient du succès de l’Allemagne, mais aussi du dérapage des pays du Sud, France inclus, où les transferts de capitaux financent l’inflation salariale des secteurs protégés, ce qui détruit la compétitivité de ces pays.
La crise force à un ajustement, mais il est doublement asymétrique : il privilégie au Sud la contraction de la demande sur les réformes structurelles ; et il réduit brutalement les déficits du Sud (sauf la France, qui s’ajuste doucement), alors que les excédents du Nord s’aggravent. Le résultat est que tout le monde termine en excédent (sauf la France pour un faible déficit en 2015), et que le solde global, qui était équilibré jusqu’en 2012, monte à +3,2% du PIB, soit plus que les chinois.
Cet excédent n’est pas soutenable. Il traduit, au niveau de la zone euro, un excès d’épargne et une insuffisance de la demande, alors même que la France et les pays du Sud doivent poursuivre pour leur part une politique de l’offre, ce qui rend le débat européen illisible et schizophrène. Il ajoute une composante spécifiquement européenne au contexte de déflation.
La Banque Centrale Européenne le comprend bien quand elle constate les limites de sa politique de QE. Ses dirigeants évoquent comme une idée « intéressante » l’hypothèse de la « monnaie hélicoptère ».
Cette déclaration est un bouleversement complet pour les européens de notre génération, et elle doit susciter un examen de conscience : avons-nous raté ce que nous voulions atteindre, ou trop bien réussi? Toute la construction de l’UE est fondée sur l’idée que les élus ont tendance à trop distribuer, et à se réfugier dans les facilités de l’inflation ou de l’endettement. C’est pour cela qu’on a mis en place des règles sur les budgets et qu’on a confié la politique monétaire à une instance indépendante. Et maintenant, voilà que cette instance indépendante veut faire pleuvoir les billets ! Mais comment va-t-elle les répartir, les billets ? Car tout de meme, depuis la Magna Carta et les Parlements, ce sont les représentants du Peuple qui consentent aux impôts et aux dépenses publiques.
Il faut que les élus européens prennent le contrôle de l’hélicoptère. Il faut espérer que le défi du Brexit, la montée des populismes et la menace de Mario Draghi vont convaincre nos amis allemands qu’ils doivent faire deux choses avec leurs excédents : les réduire, et les investir. Les réduire, c’est permettre aux allemands de vivre mieux. Les investir, c’est financer le déficit provenant d’un budget de dépenses exceptionnelles, conjoncturelles et provisoires, porté par une zone euro globalement saine: dépenses d’investissement et d’infrastructure, dépenses d’acceuil des réfugiés, incitations à l’investissement privé, mais aussi dépenses de restructurations couvrant les besoins de formation et de plan social accompagnant la nécessaire réorientation des effectifs et des dépenses publics dans les Etats du Sud.
Ce budget-là devra être politiquement orienté, là où se trouve le centre de gravité, social et libéral, de la politique européenne. Il sera approuvé par le Parlement de la zone Euro, et exécuté par son ministre des finances. Il ne cofinancera que les efforts des pays qui voudront s’engager dans des réformes structurelles, et avoir des moyens de le faire sans effondrer la demande. Les billets vont pleuvoir, mais seulement là où ils permettront des récoltes quand il s’arrêtera de pleuvoir.
Cela n’épuisera pas les critiques contre l’Europe. Certains s’offusqueront de la conditionnalité. Il y aura des accidents, qui devront être traités comme l’a été la crise grecque-assez bien au fond puisque les populistes ont pu toucher du doigt le chaos et décider finalement de ne pas y entrer. Mais au moins il y aura un discours qui ne soit pas que comptable, et des injonctions qui ne soient pas que paradoxales.
Guillaume Hannezo, Les Gracques