A société du respect, gouvernement du respect

Nicolas Sarkozy a abordé sa présidence avec un discours de la méthode dominé par l’idée qu’il y a des « problèmes à résoudre », indépendamment de tout diagnostic global sur la société. Le souvenir intense de quelques faits d’armes, du sauvetage d’Alstom à l’accord avec la CGT sur l’ouverture du capital d’EDF, l’ont conduit à une leçon principale : peu importe le bilan de la réforme ; ce qui compte, c’est le mouvement. Un mouvement guidé par un goût pour l’intervention de l’Etat, un respect des grands groupes familiaux, une confiance dans l’initiative entrepreneuriale, un scepticisme sur l’économie de marché et la fascination de l’argent…

A l’évidence, la sauce ne prend pas. La crise est là, le chômage monte et surtout la confiance des Français dans leur avenir et dans celui du pays n’a jamais été aussi basse. Le pouvoir passe sans cesse de la concertation à l’oukase et en est réduit à réveiller les vieilles peurs : la sécurité, l’immigration, le vieillissement et la dépendance, avec en ligne de mire l’électorat des seniors en 2012.

Pour la gauche, cette pente anxiogène et incontrôlée doit faire figure de repoussoir. C’est à elle que revient la mission de redonner du sens à l’action de l’Etat. Comment ? La France aborde la crise actuelle dans une situation paradoxale : les inégalités de revenus n’y ont pas explosé au cours des vingt dernières années comme cela a été le cas aux Etats-Unis, ou en Grande-Bretagne, même si les rémunérations les plus élevées se sont envolées ; le revenu médian a continué, même si c’est faiblement, de progresser ; les retraités y gagnent, en moyenne, à peu près autant que les actifs ; le consensus sur la protection sociale est resté élevé et une série de dispositifs protège les plus faibles (RMI/RSA, CMU, etc.). Mais le pays connaît en même temps une montée forte de la précarité, du nombre de travailleurs pauvres, de temps partiels non choisis, de personnes marginalisées ou exclues, de jeunes abandonnés sans qualification, de minorités mises à l’écart. Le tout déclenche une crise de défiance généralisée, dont sondages et essais analysent à longueur de journée les tenants et aboutissants.

Dans ces études, quelques points reviennent souvent. Il n’y a jamais eu, dans notre pays, de tradition libérale autre que minoritaire dans la vie politique, non plus que de véritable tradition réformiste. L’ont emporté les approches volontaristes étatistes, où pouvaient se retrouver gaullistes et communistes, ou des approches prétendument social-démocrates, qui n’étaient, le plus souvent, que des versions tempérées par la concertation des premières. La représentation de la société est très distordue par rapport à sa réalité : nous sommes une nation où les gens sous-évaluent leur prospérité massivement, connaissent mal la hiérarchie des revenus, mais choisissent aussi de détourner les yeux de la pauvreté et de l’exclusion ; nous continuons de croire aux vertus de promotion ou d’égalité sociale de l’absence de sélection à l’université ou de la quasi-gratuité des études supérieures, et de faire confiance à des régimes de régulation très inefficaces du point de vue de l’égalité réelle : du droit du logement à l’urbanisme commercial, pour ne citer que quelques exemples.

Depuis la cassure du milieu des années soixante-dix, nous sommes ainsi passés de l’esprit des trente glorieuses à une conscience malheureuse où se conjuguent la perception du recul de l’influence et du poids de la France dans le monde, la conviction que l’ascenseur social ne fonctionne plus, la crainte diffuse du déclassement pour soi et pour ses enfants, la peur de la mondialisation (non par hasard affublée du sobriquet « hyper-libérale »). Une société d’ordres qui n’avait repris confiance en elle après la seconde guerre mondiale que parce que beaucoup avaient eu le sentiment de pouvoir y changer de rang a fait place à une société de crainte et de défiance, où tout est sujet à anxiété.

Le défi principal de la gauche aujourd’hui n’est pas d’inventer des « mesures » qui apporteront des « solutions » à des « problèmes ». Il est de répondre à ces anxiétés fondamentales, de convaincre que la gauche pourra sortir la France de la spirale de la défiance, bref de redonner de l’espoir. Le tout dans une phase de croissance médiocre, pendant laquelle il faudra, à tout le moins, enrayer l’explosion de la dette publique, c’est à dire n’user qu’avec modération de l’instrument de la dépense publique financée par l’impôt.

La gauche va trouver en effet en 2012 la situation économique la plus dégradée que la France aura eu à affronter en temps de paix. Sur fond d’émiettement politique et de méfiance sociale, les tendances de nos déficits vont s’aggravant. La nouvelle majorité devra prendre une série de décisions d’une ampleur sans précédent si elle veut éviter que les mesures de redressement ne soient dictées par le monde extérieur.

Ce redressement, aussi important soit-il, est à notre portée. Il y faut de la méthode, une autre manière de gouverner que celle qui aura prévalu pendant cette législature, et il y faut des orientations claires, sur les grands équilibres économiques, la fiscalité et la dépense publique, la redistribution entre générations, les choix structurels à adopter pour lever les principaux blocages du modèle français.

Un préalable est toutefois absolument nécessaire : ne rien faire qui donne du pouvoir une image d’arrogance, de privilège. Le passif des bévues initiales de Nicolas Sarkozy en la matière ne sera jamais effacé. La gauche doit faire comprendre qu’elle aura un comportement radicalement différent : pratique modeste du pouvoir ; préservation de l’image du chef de l’Etat de toute polémique ; absence de passe-droits ; discrétion de la vie privée etc… Il ne s’agit pas ici de choses secondaires, mais de messages essentiels pour commencer à retisser la confiance dans les pouvoirs publics.

Il faut accepter de dire à la fois que beaucoup peut être fait, mais à condition d’avoir un cap clair, avec des délais suffisants pour mûrir tous les consensus possibles et pour trancher légitimement quand ils ne sont pas atteignables, et des priorités affirmées :

  • qu’il y ait moins d’abandonnés du système, même si cela implique des efforts de ceux qui s’en sortent convenablement (hauts revenus, retraités, salariés protégés des fonctions et entreprises publiques) ; et à condition que contribuent plus que proportionnellement ceux qui s’en sortent mieux que bien, ce qui veut dire ne pas hésiter à alourdir la fiscalité sur les hauts revenus du travail et du capital, et sur la transmission de patrimoine ;
  • que la reconnaissance de la contribution irremplaçable des services publics à la cohésion sociale s’accompagne de la fin des discours méprisants dont elle a fait l’objet, mais aussi de plus strictes exigences d’efficacité ;
  • que la réforme de l’Etat cesse d’être une ritournelle usée pour se traduire par des priorités enfin revendiquées : moins de fonctionnaires aux finances, plus à la justice ; moins d’enseignants dans les collèges et les lycées lorsque la démographie le permet, plus dans le primaire, où tant se joue, et plus dans les universités ;
  • qu’une réforme des collectivités locales sache surmonter l’opposition des notables locaux pour aller vers moins de moyens généraux et moins de duplications entre niveaux de collectivités, plus de regroupements de moyens ;
  • que l’Etat systématise la primauté donnée aux résultats de la négociation sociale délibérée sur la décision politique opportuniste, et ne fasse pas d’entorse à cette règle de méthode.

Pour qu’un tel programme soit crédible économiquement, il faudra qu’il le soit socialement. La cohésion du tissu social et la confiance seront les moteurs de notre sursaut collectif face aux désordres économiques et à l’éclatement qui menace la société française : divergences d’intérêt entre classes, entre territoires, entre communautés, entre générations. Il est urgent de retrouver un consensus social qui refasse l’unité de la Nation dans un ancrage européen. Le programme de la gauche ne pourra être mis en œuvre que dans un pays apaisé, avec des groupes sociaux réconciliés sur l’essentiel : à société du respect, gouvernement du respect.

Du remaniement à la présidentielle

Jean-Louis Borloo n’aurait jamais dû se trouver dans la situation de jouer les leurres dans la course à Matignon. Pour deviner l’issue du remaniement, il lui aurait suffi de se remémorer le verdict de Nicolas Sarkozy au salon de l’Agriculture : «L’environnement, ça commence à bien faire.»

Nicolas Sarkozy est un pragmatique pour qui aucune conviction ne résiste à un mauvais sondage. L’ouverture ne parvient plus à semer la zizanie dans le camp d’en face et chagrine l’électorat de droite ? La diversité ne fait plus recette? Les citrons pressés sont jetés sans ménagement. Le débat sur l’identité nationale mobilise l’électorat du Front national au lieu de le neutraliser? A la trappe le ministère qui était censé veiller sur elle ! Les mesures du Grenelle de l’environnement sont sans effet sur l’électorat écologiste et éloignent de l’UMP les deux tiers de l’électorat agricole ? Exit.

A ce compte-là, les jours du bouclier fiscal, «symbole d’injustice», selon les termes de François Baroin, sont comptés. Sarkozy est aussi un réaliste. Il sait qu’une part essentielle de la défaveur de l’exécutif dans l’opinion publique lui est personnellement imputable. Qu’une fraction substantielle de l’électorat de droite, âgé, conservateur, provincial, catholique, éprouve à son endroit un sentiment de rejet. Il lui suffit d’observer l’évolution de sa courbe de popularité et celle de son Premier ministre. Alors, s’inspirant des judokas, il a résolu de transformer ses faiblesses en points d’appui. Fillon pose ses conditions pour rester Premier ministre ? Parfait : il aura davantage de latitude pour diriger le gouvernement, Guéant sera prié de se faire discret. Copé veut prendre la tête de l’UMP, pour éviter que Fillon ne s’en empare avant 2017 ? Soit : l’activisme du nouveau secrétaire général sera mis à profit pour remettre le parti en ordre de marche et faire oublier l’hyperprésidence.

Borloo, vexé de ne pas être à Matignon, veut s’employer à regrouper les rameaux épars de la famille centriste ? Momentanément fâcheux mais au bout du compte profitable : trois, voire quatre candidats potentiels pour cajoler l’électorat centriste dans les dix-huit mois qui viennent, c’est plus qu’il n’en faut. Et si, de Borloo, Morin, Bayrou, voire Villepin, il pouvait en rester deux au premier tour de la présidentielle, ce serait une bonne façon d’atomiser une menace potentielle.
C’est ainsi qu’il faut lire le «remaniement». Opération politique visant à préparer le premier tour de 2012. Après l’échec de la majorité aux élections régionales, Sarkozy avait joué cartes sur table : à l’automne, il y aurait le remaniement, puis on commencerait à «délégiférer». C’est-à-dire à désamorcer les bombes à fragmentation accumulées depuis 2007, à commencer par le bouclier fiscal. Il n’est pas sûr que cela suffise. Les effets de la crise, tant sur les déficits des comptes publics que sur le niveau du chômage, restent très présents. La défiance à l’égard des élites atteint un niveau record. Les lignes de fracture au sein de la société française, entre catégories sociales, générations, territoires, entre exposés, abrités et relégués, demeurent profondes et les marges de manœuvre très réduites. En 2007, Sarkozy avait su donner un sens à son entreprise de conquête du pouvoir ; en 2012, il n’aura plus comme projet que de s’y maintenir, perspective dont il n’est pas certain qu’elle mobilise les enthousiasmes.

Face à cela, le succès de sa stratégie dépendra de ce qu’entreprendra le PS. La gauche est, de son côté, confrontée à un défi : le modèle économique et social de l’Etat-providence sur lequel elle s’est construite est épuisé et elle peine à en inventer un nouveau qui intègre la préservation de l’environnement ; la dégradation des comptes publics disqualifie par avance la multiplication des promesses et elle subit comme la droite le discrédit de la politique ; la société française, vieillissante, demeure majoritairement conservatrice tandis qu’une fraction croissante de la jeunesse et des couches populaires, tenues en lisière de l’emploi, est séduite par la radicalité ; l’Europe, qui a longtemps été moteur de progrès, s’enlise dans les marécages d’un marché bancal et dérégulé.

On voit le défi auquel doit faire face le PS. Ni le rejet de la personne de Sarkozy, ni les bonnes performances dans les élections locales, ni le mouvement social contre la réforme des retraites n’apportent de réponses. La gauche doit à la fois construire un projet fédérateur, qui donne du sens à l’action publique et soit porteur d’espérance, et proposer des solutions qui rétablissent les équilibres économiques et la justice sociale. Elle devra présenter une vision qui conjugue espoir, raison, rigueur et justice.

C’est pour l’y aider que les Gracques proposeront d’ici quelques mois leur contribution à ce projet.

La société du respect

La société du respect

En 2012 comme lors de l’élection de 2007, les Gracques défendront une certaine idée de la gauche, celle qui ne transige ni avec les exigences du réel ni avec la volonté de le transformer en profondeur. Comme nous l’avions annoncé à notre dernière université d’automne, nous présenterons notre projet au printemps 2011. Destiné à redonner du sens à l’action publique et à inspirer le candidat de la gauche, il s’efforcera de répondre aux règles dont Pierre Mendès France disait qu’elles devraient gouverner la politique : vérité, justice, responsabilité.

Arrêter la spirale. Dire la vérité sur la réalité du pays et du monde, décider avec le souci constant de la justice, agir avec responsabilité dans l’équilibre des droits et des devoirs : il n’y a pas d’autre voie pour restaurer le respect que les Français attendent dans leur vie quotidienne, professionnelle ou privée, dans leurs relations avec les pouvoirs publics comme avec les élus. Le respect des personnes, bien sûr, mais aussi de l’autorité, de la loi, des valeurs…

C’est la condition pour arrêter la spirale de résignation et de défiance qui nous guette et pour retrouver le sens du  » vivre ensemble « . Nous avons les moyens de relever les défis du monde moderne : un niveau de vie et de protection sociale élevé, des infrastructures modernes, des entreprises parmi les champions mondiaux, des scientifiques renommés : nous savons tout cela ; mais dans ce travail permanent que doit faire la société sur elle-même, c’est comme si le ressort était cassé.

Respect des libertés publiques, de l’égalité économique, de la fraternité sociale : voilà les repères qui doivent désormais guider le gouvernement de la République. Nous payons le prix de les avoir oubliés en chemin. Le moment est venu de les retrouver pour refonder une société meilleure, fondée sur plus de justice sociale et une vraie égalité des chances entre les générations.
Comme en écho aux trois principes qu’énonçait Mendès, nous disons que respect, équité, confiance sont aujourd’hui les vertus nécessaires pour remettre la société française en mouvement.
Comment les restaurer ? Par une transformation en profondeur des relations entre l’État, les entreprises, les collectivités locales et les citoyens. C’est cette révolution sereine dans la France du XXIe siècle qui permettra de fonder  » la société du respect « .

(…)

 Retrouvez la suite de ce texte sur Le Point.fr

Les rendez-vous des Gracques

Les Gracques organisent, chaque année, des universités d’été. Les dernières avaient pour thème  : « Tout changer pour que rien ne change ».

Ces événements sont l’occasion de débats de grande qualité, et de tables rondes centrées d’une part sur le diagnostic, et d’autre part sur la formulation de solution en présence de responsables politiques. Les journées sont rythmées par les interventions de « grands témoins », tels Anthony Giddens, Kemal Dervis ou Marcel Gauchet.

 

Les Etats Généraux du renouveau

A l’initiative de Libération et du Nouvel Observateur, les Etats Généraux du renouveau – lieu de rencontre unique entre intellectuels, politiques, décideurs, entrepreneurs et citoyens se tiendront à Grenoble les 18, 19 et 20 juin.

Diverses formes de participations sont proposées tels que ateliers, séminaires, conférences, témoignages, débats, activités culturelles et artistiques, etc…

Les Gracques présents ont alimenté le débat avec des invités dont Michel Rocard – ancien premier Ministre, François Hollande – député PS, Manuel Valls – député-maire d’Evry, Marco Enriquez Ominami – cinéaste, homme politique chilien,  Sandro Gozi – député parti démocrate italien.

L’heure de vérité sur les retraites

L’heure de vérité va sonner sur ce sujet crucial, où les calculs politiciens et les formulations de compromis illisibles apparaissent dérisoires face à l’enjeu de la sauvegarde, à l’horizon d’une génération, de notre régime de répartition fondé sur la solidarité inter-générationnelle.

Quiconque a pris connaissance des multiples projections établies ne peut plus promettre de continuer à travailler moins longtemps en conservant un niveau honorable des pensions. D’ailleurs, même s’ils se déclarent majoritairement hostiles au relèvement de l’âge légal, les Français ont bien compris cette nécessité de travailler plus  longtemps, à en juger par les résultats d‘une récente enquête où ils situaient l’âge de départ acceptable pour  une bonne retraite à 62 ans.

Dans un tel contexte, s’accrocher à l’âge légal de 60 ans comme à un symbole politique n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Prôner que chacun doit  continuer à pouvoir partir à 60 ans selon une logique de retraite choisie, en arbitrant le couple âge/revenu quel que soit le niveau des annuités, est une position de nature à saper les bases de solidarité collective qui fondent  notre système de retraites par répartition. Quant à prétendre traiter le problème du financement par la seule hausse des prélèvements qui devrait alors dépasser cinq points pour couvrir l’horizon 2020, ce serait sacrifier notre compétitivité -donc nos emplois- dans le monde de demain.

Mais au delà, est-il cohérent et responsable de ne pas dire clairement à tous nos concitoyens qu’il faudra travailler plus longtemps si l’on veut à la fois maintenir un bon niveau des pensions et assurer une prise en charge socialisée des enjeux du vieillissement dans les décennies à venir, en termes de soins comme de « care » ?  De nier que toutes les catégories d’actifs devront participer à l’effort collectif durable qui s’impose, y compris les fonctionnaires et l’ensemble des agents publics ? Sans même parler, à l’autre bout de la chaîne des générations, du vaste effort qui reste à faire et à financer pour mettre en œuvre une politique ambitieuse de la petite enfance, tournée vers la qualité de la prise en charge des enfants mais aussi vers la promotion de la continuité de l’activité et des carrières des femmes .

Bien évidemment, admettre que l’âge légal n’est pas un tabou n’en fait pas pour autant l’alpha et l’oméga de la réforme. Cela suppose au contraire de dégager des garanties d’équité et de viabilité pour des carrières plus longues.

Il s’agit d’abord de préserver la possibilité ouverte par la loi de 2003 de partir avant l’âge légal en vigueur à un moment donné, quand on a accumulé le nombre d’annuités nécessaire à ce stade-compte tenu du relèvement progressif de la durée de cotisation exigible- pour bénéficier d‘une pension complète. Même si le dispositif est coûteux,  il doit être maintenu au nom de l’équité à l’égard de celles et ceux qui ont commencé à travailler très tôt, et qui ont d’ailleurs souvent aussi effectué des métiers pénibles et profiteront moins longtemps de leur retraite. Ce régime ne doit pas être dénaturé par de nouvelles contraintes, et doit être couvert par une hausse des prélèvements  calibrée selon des modalités équitables incluant une taxation additionnelle spécifique des plus hauts revenus.

Il s’agit aussi  de prendre en compte la pénibilité accumulée sur l’ensemble d’une carrière. La démarche est complexe, difficile à traduire dans des dispositifs qui évitent les injustices flagrantes, les dérives ou les abus. L’approche fondée sur l’appartenance à des métiers déterminés a ses limites. Elle prend en effet mal en compte tant l’évolution des conditions d’exercice de tâches jadis considérées comme pénibles, qu’au contraire l’émergence d’une forte pénibilité dans des métiers autrefois préservés. Elle englobe aussi des personnes qui ont travaillé dans des activités exposées mais dans des emplois qui l’étaient moins. L’approche individuelle permettrait en théorie de mieux prendre en compte la diversification des parcours professionnels, la différenciation des conditions effectives de travail au sein des mêmes métiers et les effets de la précarisation. Mais elle suppose de pouvoir objectiver dans un cadre médical fiable et contradictoire l’impact du déroulement de carrière de chaque salarié sur sa santé, au-delà du champ bien identifié des maladies professionnelles. Il faut en tout état de cause poursuivre la réflexion et le dialogue sur ce terrain, en vue de déboucher sur des modalités robustes et équitables.

Enfin, il faut rendre plus crédible et soutenable l’exigence d’allongement de la vie active par une politique active du travail et de la santé au travail, incitant fortement les employeurs à développer des modes d’organisations et de management susceptibles notamment de réduire l’usure professionnelle des salariés,, de favoriser des mobilités fonctionnelles tenant compte de l’âge en fin de carrière, d’accroître la satisfaction au travail.

En somme, le curseur de l’âge légal ne doit pas  figer le débat social sur les retraites dans notre pays ni justifier une emphase verbale qui masque trop souvent le conservatisme de la pensée ou la défense des corporatismes. Pour protéger la justice sociale face au défi des retraites, il y a d’autres voies que le déni des problèmes ou la crispation sur les symboles.

 

Yes, We Can Try

Edito paru dans Le Point

Dans toute l’Europe, la gauche de gouvernement recule, généralement usée par le pouvoir

Il y a 20 ans, elle n’avait pas su tirer parti de la défaite historique du Communisme pour s’imposer à l’ Est de l’Europe : le libéralisme intégriste a ainsi pu s’engouffrer dans la brèche. Aujourd’hui, l’effondrement sur lui-même du capitalisme dérégulé aurait dû sonner l’heure de la revanche. Même pas. L’essoufflement du modèle social-démocrate accompagne le désenchantement d’Europe : moins d’un Européen sur deux a voté aux élections européennes.

En France, le PS n’a pas eu besoin d’être au pouvoir pour s’user lui-même.

Sur tous les grands enjeux actuels, qu’a dit le parti socialiste français ? Sur la régulation du capitalisme mondial, sur l’avènement de l’Asie, sur les nouvelles formes de travail, sur les inégalités générationnelles, sur la promotion de la diversité, sur la concurrence contre les monopoles, sur les voies du désendettement, sur le triomphe des corporatismes, sur la lutte contre la grande pauvreté et l’écrasement des classes moyennes, sur le vieillissement de notre population, sur la réforme de l’Etat, sur le monde vu par Obama… Relisons le discours du Caire et comparons-le à ce que nous entendons ici ! On ne demandait même pas au PS d’avoir un programme, mais une parole, des valeurs, une compréhension du monde réel, un chemin de transformation de la société. Rien de tout cela n’est audible.

Faisons simple : pour gagner en politique, il faut réunir trois atouts : un projet, un leader, des alliés. Aujourd’hui, l’UMP dispose des deux premiers et pense donc pouvoir se passer des troisièmes. Que manque-t-il à la gauche pour rassembler les trois ?

Ayant perdu les classes populaires depuis longtemps et jamais représenté les exclus, le PS ne gagne, hors de ses fiefs historiques, que quand il mobilise le centre gauche, les « libéraux libertaires », les écologistes, la deuxième gauche, les classes moyennes, les « bobos »,… C’est le modèle Delanoë à Paris et Collomb à Lyon. Il perd quand il abandonne la vision des syndicats réformistes au profit d’un discours frileux de résistance et  de protection des acquis. Il ne parle alors qu’à ces 15% de l’électorat, pour qui la protection du statut passe avant le reste. Comme la gauche est forcée de les décevoir quand elle arrive au pouvoir, c’est par une sagesse populaire immanente qu’elle n’y arrive pas.

Et pourtant, les élections successives expriment les tâtonnements d’un bloc de centre gauche à vocation clairement majoritaire. Il est volatile, se tourne un jour vers le PS, un autre vers Francois Bayrou, aujourd’hui vers les écologistes. Peu importent ses choix d’un jour : il n’est pas plus demandeur de la sortie du nucléaire quand il vote Cohn Bendit, que de l’antisarkozysme, quand il choisit le Modem. Il est aussi sensible à l’ouverture, à travers des figures comme celle de Bernard Kouchner. Cet électorat-là attend autre chose que le ni/ni :un discours neuf de transformation sociale et de  solidarité – y compris entre générations – un langage ancré dans le réel.

Qu’est ce qui les a séduits aux élections européennes ? Que les Verts n’aient pas parlé que de politique intérieure. Mais d’Europe, de morale publique et de responsabilité vis à vis des générations futures : joli paradoxe au passage  que ce soit le représentant le plus emblématique de la génération de 68, celle qui a creusé la dette, dépensé et joui sans entraves, qui s’interroge sur le monde que nous transmettrons à nos enfants ; et qui appelle à la modération pour limiter les deux pollutions essentielles que nous laissons aux générations suivantes : la couche d’ozone et la dette publique.

Des alliés ? Potentiellement, il y en a. Un leader ? Il ou elle viendra, ou reviendra, ou pas ; ce n’est pas de notre ressort. Reste le projet. Ce projet, nous devons tous nous y atteler : les briques de la maison commune viendront d’horizons divers et la société civile doit jouer son rôle d’aiguillon exigeant pour les professionnels de la politique. Nous essaierons d’y prendre notre part. Cela passait par la rédaction d’un manifeste démocrate, social et européen: il a été publié (www.lesgracques.fr).  Cela passait par le rassemblement de ceux qui pouvaient nous aider à penser : cela a été fait, avec l’organisation d’universités ouvertes. Leurs deux premières éditions autour d’Anthony Giddens, Marcel Gauchet, François Chérèque, Michel Rocard, Peter Mandelson, Jorge Semprun, François Hollande, Erik Orsenna, Walter Veltroni, Daniel Cohen, Benoît Hamon, Jacques Attali, et tant d’autres qui l’ont permis, en attendant la troisième édition, cet automne. Cela passait par un rapprochement avec les autres think-tanks européens progressistes: nous les avons réunis pour la première fois à Paris en août dernier. Cela passait par des interventions sur les sujets d’actualité : dans Le Monde, sous le titre « La Bourse ou la vie, le chantage des marchés » , nous avons ainsi formulé cinq propositions sur la crise financière inédites à l’époque : quatre d’entre elles ont été retenues au G20 – nous n’avions pas trop mal visé.

Nous allons donc continuer, en lien avec tous ceux qui partagent l’envie de moderniser la gauche.  Avec l’objectif d’avancer progressivement un ensemble de valeurs, de propositions, de méthodes dont nous verrons bien qui s’en inspirera et qui prendra ses distances. Le refus des réformes en leur opposant des discours incantatoire étant l’alibi de ceux qui ne pensent pas, ce ne sera pas le nôtre. Soyons libres dans nos têtes, sans agenda caché. Nous sommes pour un Etat qui assure les solidarités et régule l’économie tout en optimisant la création de richesse. Nous sommes pour une vision équilibrée et pragmatique des rapports entre monde public et monde privé. Nous sommes persuadés que les Français veulent rester dans le peloton de tête des grands pays mais pas au prix d’un déni de ce qu’ils sont ; et que dans une perspective de sortie de crise, ils aspireront à retrouver les pratiques démocratiques normales d’un Etat transparent, modeste et efficace.

C’est pourquoi notre projet n’est pas de statu quo mais d’adaptation et de mouvement ; un projet qui privilégie le long terme et préserve les solidarités intergénérationnelles. Un projet européen, de gauche, progressiste, de transformation sociale, de justice. Et qui plus est, un projet moral. Yes, we can try, ….

Le 19 mars, et le jour d’après…

La France connaîtra le 19 mars sa deuxième journée nationale d’action en moins de deux mois, ce qui ne manquera pas d’entretenir hors de nos frontières sa réputation de pays « gréviculteur », bien imméritée pour qui veut bien se donner la peine de consulter les statistiques internationales sur les conflits sociaux.

Tout porte à croire que cette journée de mobilisation sera un succès en termes quantitatifs. La récession exacerbe en effet la crise sociale et morale d’un pays qui se distinguait déjà auparavant par un niveau record d’angoisse, face à la globalisation et de perte de confiance dans l’avenir. Elle aggrave les maux anciens qui minent la vitalité de la société française : dualisme social aux dépens d’une frange abondante de salariés précaires, développement de la grande pauvreté, panne de l’ascenseur social, persistance des discriminations, essoufflement de la capacité d’intégration par les valeurs de la République, trop souvent et notoirement battues en brèche dans la réalité quotidienne.

Mais lorsque les banderoles seront repliées, il faudra se poser la question de savoir que faire de cette mobilisation. Et pour commencer ne pas céder à un travers bien ancré dans notre tradition nationale depuis plus d’un siècle, celui de se gargariser des vibrations de la rue, de jauger la réussite d’un mouvement social à l’ampleur des mouvements de foule qu’il déclenche. La puissance du mythe fondateur de la grève générale, héritage de l’anarcho-syndicalisme, s’exprime de nos jours par la pratique ritualisée et cathartique de la journée nationale d’action. Elle ne doit pas faire oublier que si le poids des manifestations peut déplacer des rapports de force, voire parfois engendrer des ruptures fondatrices, l’énergie qui s’en dégage ne garantit pas en elle-même l’émergence de perspectives constructives et de transformations porteuses de justice sociale.

A cet égard, s’il sera permis au soir du 19 mars de comptabiliser chaque manifestant quelle que soit sa motivation, il serait en revanche mystificateur pour la suite d’amalgamer toutes les situations que cette mobilisation va englober. Au delà du mécontentement partagé, on ne peut en effet traiter sur le même plan le désarroi du salarié précaire qui a perdu son emploi dès le début de la récession, l’angoisse du quadragénaire qui se sent menacé par l’imminence d’un plan social après vingt ou vingt cinq ans de bons et loyaux services dans son entreprise, ou la peur du lendemain d’une mère de famille monoparentale prise à la gorge par la montée du coût des dépenses contraintes, avec la colère de l’enseignant-chercheur ulcéré par des propos perçus comme méprisants, le mécontentement du professeur de lycée opposé aux projets pédagogiques du ministre de l’éducation ou l’inquiétude du fonctionnaire devant l’impact de la révision générale des politiques publiques sur l’organisation de son service.

Si tous les mécontentements peuvent trouver une explication, tous ne peuvent peser du même poids sur la bascule de la justice sociale, encore moins quand l’économie et la société toutes entières sont plongées dans une crise forte et sans doute durable, qui ne frappe pas également tous ceux qui ont lieu de s’en plaindre.

Dès lors, et au-delà de la tentation d’un anti-sarkozysme incantatoire et faussement fédérateur, donner du sens à la mobilisation du 19 mars implique plus que jamais de récuser les amalgames factices et de faire de véritables choix. Il ne faudra pas en particulier donner à croire que notre Etat déjà impécunieux pourrait soigner aujourd’hui indifféremment les fractures, les égratignures et les simples irritations. Il ne faudra pas davantage oublier la nécessité de réformes profondes (de l’Etat et de l’action administrative en général, de l’éducation et de la formation, du financement des retraites) au seul motif que la situation est difficile, et que certaines mesures socialement contestables ou économiquement inefficaces ont été prises dans un passé récent.

La grève du 19 mars, si elle doit être très suivie, affectera peut-être la dynamique politique du Président de la République et du gouvernement, elle n’entamera pas leur légitimité institutionnelle, ni ne desserrera l’étau de la récession. Puisse-t-elle en revanche pousser à des inflexions de politique allant dans le sens d’une gestion plus juste des conséquences de la crise et partant d’une meilleure acceptabilité des adaptations que notre pays doit conduire pour tirer son épingle du jeu quand le marasme sera derrière nous. Par exemple : renoncer à la baisse de la TVA sur l’hôtellerie-restauration, débusquer vigoureusement les niches fiscales et revenir sur le bouclier fiscal, suspendre l’aide aux heures supplémentaires, et dans le même temps améliorer l’indemnisation-chômage des salariés précaires, intensifier le soutien scolaire au collège, développer les outils de reconversion professionnelle des salariés contraints de changer d’emploi…

Souhaitons que la journée du 19 mars ne soit pas qu’un exutoire aussi spectaculaire qu’illusoire dans le climat de tension sociale que traverse notre pays, mais précipite au contraire des évolutions nécessaires pour que les rigueurs du présent soient mieux supportées et les exigences de l’avenir mieux préparées.

De Wall Street à Pointe-à-Pitre, l’Etat doit corriger les défaillances du marché

La crise qui secoue les outre-mers et qui a pris naissance en Guadeloupe a des causes multiples : culturelles, identitaires, politiques, sociales et bien sûr, économiques. Pour s’en tenir à ce seul volet, cette crise se manifeste essentiellement à travers la protestation contre la vie chère.

Les économies ultramarines restent des économies de comptoir. Deux ou trois grands groupes, dont certains à capitaux majoritairement antillais ou réunionnais, contrôlent la grande distribution. Ils se répartissent le marché plus qu’ils ne se le disputent. En matière de transport, essentiel dans la formation des prix des marchandises importées, deux sociétés dominent l’une le transport maritime (la CGM), l’autre le transport aérien (Air France). S’agissant de l’énergie et des carburants, la distribution d’essence et de gasoil reste encadrée administrativement et les tarifs fixés par arrêté préfectoral. Bref, s’il y a bien un mécanisme absent des économies des départements d’outre-mer, c’est celui de la « concurrence libre et non faussée » .

D’autres facteurs concourent à tirer les prix vers le haut :  les sur-rémunérations de la fonction publique d’Etat (index de « correction » de + 40 %) et la défiscalisation qui attire les entreprises, notamment dans le BTP, vers un nombre réduit d’activités économiques, particulièrement lucratives.

La question n’est pas nouvelle, mais l’opinion a le sentiment que, depuis longtemps, la puissance publique a démissionné de toute ambition régulatrice, ou même de contrôle, en matière de formation des prix et des revenus. La loi d’orientation pour l’outre-mer de décembre 2000 avait prévu la mise en place d’un observatoire des revenus et des prix dans chaque département d’outre-mer. Il a fallu attendre septembre 2007 pour que le décret d’application soit publié et plusieurs mois encore pour la mise en place de ces structures.

Le collectif guadeloupéen d’organisations syndicales et politiques réclame une hausse des salaires de 200 € par personne. Certains n’ont rien trouvé de mieux que de proposer que l’Etat compense cette hausse par une exonération de charges sociales. Or, aujourd’hui, près des deux tiers des activités économiques (à l’exception des banques, des assurances, de la grande distribution et d’autres activités de services) bénéficient déjà d’une exonération complète des cotisations sociales , patronales et salariales, jusqu’à 1,4 SMIC. Aller plus loin signifierait prendre en charge les cotisations sociales dans des secteurs qui n’en ont aucunement besoin et pour les plus hauts salaires ! Bref, cela reviendrait à alimenter un peu plus la spirale qui tire les prix vers le haut.

Pour sortir de cet engrenage, l’Etat doit tirer les conséquences du fait que les économies ultramarines ne sont pas des économies de marché. Cela impliquerait, par exemple, de décider – pour une période limitée, de deux ou trois ans – de rétablir le contrôle des prix et un mécanisme de fixation administrative des marges, pour les principaux secteurs que sont la distribution, les transports, les loyers et l’énergie. En faisant, par ce moyen, baisser les prix pour redonner du pouvoir d’achat aux populations des DOM, il rétablirait un équilibre dont la disparition a provoqué le mouvement populaire observé depuis maintenant près d’un mois. Ce délai de deux ou trois ans pourrait être mis à profit pour engager, avec tous les acteurs économiques et sociaux de ces départements, un débat de fond sur les ressorts du développement économique, dont les éléments sont singulièrement absents du projet de loi d’orientation sur l’outre-mer que le Gouvernement a soumis au Parlement il y a quelques semaines et dont la discussion doit commencer en mars.

Cette proposition apparaîtra peut-être à certains comme relevant d’un dirigisme d’un autre âge. Mais si l’on avait dit, aux mêmes, il y a un an, que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou d’autres pays européens nationaliseraient des banques pour les sauver de la faillite, ils nous auraient probablement ri au nez. Dans les départements d’outre-mer comme partout ailleurs, il n’y a pas d’économie de marché qui puisse fonctionner sans transparence, régulation et loyauté dans les échanges. Quand ces conditions font défaut, il appartient à l’Etat d’intervenir pour y remédier.