Version longue de la tribune parue dans Les Echos le 16 juin 2015
Un prêt du FMI met en œuvre la solidarité des nations, y compris les plus pauvres d’entre elles ; il est très rare d’y faire défaut.
Un pays de l’Union européenne vient de rejoindre la Zambie, bientôt le Zimbabwe, dans le très petit groupe d’États qui ont retardé ou manqué une échéance au FMI. Cela mérite quelques commentaires, et mieux que les mensonges que la Gauche radicale fait prospérer sur un fond consternant d’inculture économique.
L’euro n’a pas asservi les grecs : il leur a donné pendant 15 ans la liberté d’endetter à des taux allemands un pays qui avait déjà fait faillite quatre fois en deux siècles. Les grecs ont fait ce qu’ils ont choisi de cette souveraineté: plutôt que de moderniser leur État et de rendre leur économie compétitive, ils ont distribué des prébendes et augmenté les revenus alors que la productivité stagnait. Il en est résulté un énorme déficit budgétaire (15 % du PIB, 10% avant paiement de la dette en 2009) et des paiements courants ( 10 à 20% du PIB selon les années, avant la crise ).
Les marchés financiers ont commis la faute de financer trop longtemps ces déficits. Ils ont payé cette erreur, en revendant leurs créances au secteur public avec 40 à 50% de décote en valeur actuelle, lors de la dernière restructuration en 2011. On peut débattre pour savoir si c’était assez; mais ce n’est pas rien….
Les sommes déboursées par la troïka, c’est à dire par les contribuables européens et mondiaux, n’ont pas seulement servi à reprendre avec décote la dette privée européenne, mais aussi à donner le temps au gouvernement grec d’ajuster son déficit primaire. Si la troïka n’avait fait que reprendre les dettes passées avec des décotes, il aurait fallu que le gouvernement grec passe de 10% de déficit primaire à zéro non pas en trois ans, mais en une semaine… Les contribuables européens et mondiaux ont donc aussi apporté de la « new money » pour donner aux grecs le temps de faire cet ajustement . C’est un effort considérable, de plusieurs dizaines de points de PIB grec , que nous avons fait pour les grecs, pas pour nos banques.
Bien sur, l’ajustement a été brutal: pour qu’il le fut moins, il aurait fallu encore plus de « new money » des contribuables étrangers; en tous cas, comme il n’y avait plus de crédit, il fallait ramener les dépenses au niveau des recettes, et les salaires au niveau de la productivité, c’est à dire les choses là ou elles auraient du être si l’euro n’avait pas permis aux grecs de s’éloigner de la réalité pendant si longtemps. La Grèce est donc revenue en 2014 à un niveau de vie correspondant à son niveau de développement, amélioré des aides structurelles de l’Union européenne.
Ce processus était en train de s’achever, les comptes de s’équilibrer et la croissance de repartir, quand les grecs ont décidé de donner au gouvernement rouge-brun dirigé par M. Tsipras le mandat que Syriza se faisait fort de mener à bien: un mandat d’extorsion de fonds, par la menace et le chantage, aux contribuables européens.
On nous dit que la Grèce est dès aujourd’hui écrasée par sa dette. C’est faux. La dette grecque restructurée est certes très élevée en proportion du PIB, mais elle n’est pour l’essentiel pas due avant des décennies, et tourne à des taux proches de zéro. La charge de la dette (principal plus intérêts) que les grecs ont vraiment payée l’an dernier est, en proportion du PIB , égale à celle que paie la France, et inférieure à celle que paie l’Italie. Les créanciers publics savent bien, même s’ils ne veulent pas le reconnaître tout de suite, qu’une majorité ne sera pas remboursée de nos vivants. Ils ne demandent pas à la Grèce de rembourser sa vielle dette, mais seulement de dégager un peu d’excédent pour rembourser très progressivement la « new money » apportée depuis 2012, en commençant par le FMI, qui après tout est aussi l’argent du Bangladesh et du Sénégal. La Grèce n’est pas écrasée par sa dette, mais par ses déficits. Son problème n’est pas son endettement, mais sa politique économique.
Les Grecs eux, ont voté pour un programme qui consiste à revenir à des déficits primaires, avant toute charge de la dette, et des augmentations de salaires au-delà de la productivité. Et pour être bien clairs, dès ce gouvernement de gauche élu, ils ont arrêté de payer leurs impôts, y compris sur le capital, et commencé à retirer leur argent des banques, ce qui force la banque centrale européenne à accroître tous les jours ses financements aux banques grecques, qui financent les nouvelles émissions grecques. Le Gouvernement grec, pour sa part, a arrêté de payer toutes ses factures autres que de salaires et de retraites, ce qui bloque l’économie et ne fait que cacher le déficit réel . Pour financer durablement ces déficits, il n’a qu’une solution : recevoir encore de la « new money » .
Ce que veulent les grecs, c’est une « union de transfert » permanente , si possible une union où le montant des transferts est déterminé non par le Parlement européen, ni par les Parlements des pays contributeurs, mais par le Parlement grec.
L’arme dont ils disposent pour y arriver est l’arme des pauvres. Ils menacent de « tout faire sauter, eux inclus, mais en espérant causer assez de dommages collatéraux à l’économie européenne pour forcer les autres Etats à accepter ces transferts . Ils croient qu’ils peuvent provoquer une contagion financière qui forcera leurs voisins à payer .
C’est là qu’ils surestiment leur main. Nous ne sommes plus dans la situation de 2010 ou une explosion grecque aurait provoqué une panique financière entraînant le Portugal, l’Espagne et l’Italie: d’abord parce ces pays ont beaucoup progressé; ensuite parce que la BCE achète massivement des obligations des pays solvables du Sud; et enfin parce que la dette grecque n’est plus connectée au secteur privé. La Grèce ne peut plus être le Lehman Brothers de la prochaine crise. Certes, il y a des intérêts stratégiques à ce que la Grèce reste en Europe et cela vaut quelque chose; mais pas ce que croit M. Tsipras. D’où la tragédie que nous voyons se dérouler sous nos yeux : M. Tsipras est un braqueur de banque qui ne s’est pas aperçu que tous ses otages ont été exfiltrés. Il menace de se faire sauter lui-même. Bien sur, on négocie avec lui, et il reçoit des mots réconfortants. Mais il y a peu de chances qu’il parte avec la caisse. Et pour être franc, il ne faut pas le souhaiter.
Car le risque de contagion de la situation grecque n’est plus financier, il est politique. Bien sur, la lâcheté, qui peut s’habiller de géopolitique, recommande de céder, car la Grèce est très petite, plus petite en PIB que la vingtième ville chinoise. Mais le programme de M. Tsipras est celui de tous les populistes : celui de Podemos, celui du mouvement 5 étoiles, celui du Front National. Si les gouvernements européens lui épargnent la confrontation avec la réalité, des pays plus significatifs appliqueront aussi la stratégie de transfert par extorsion, et rien de ce que l’Europe a construit depuis cinquante ans ne tiendra le choc : on n’imposera pas au salarié slovaque de cotiser pour que le retraité grec gagne beaucoup plus que lui. Par ailleurs, même si l’ « union de transfert » était réfléchie plutôt qu’extorquée, elle ne serait pas dans l’intérêt des contribuables français, dont on rappelle qu’ils sont beaucoup plus riches par tête que la moyenne européenne .
Il ne faut pas consentir de « new money » aux grecs pour les dispenser d’équilibrer leur budget et leur système de retraite. Ce ne sera pas simple, car il est probable que cette majorité ne pourra pas appliquer les mesures contre lesquelles elle a combattu : en changer est l’affaire des grecs. Entre temps, la Grèce risque de nous donner un exemple de ce que donne l’application des mesures défendues par nos populistes. Elle va bientôt devoir fermer ses banques, comme Chypre, ce qui privera les plus pauvres de leurs économies -les autres les ont déjà retirées-, et ramènera l’économie à l’age du troc. Elle devra payer ses fonctionnaires et ses retraités avec des assignats (IOU), tout en laissant circuler des euros, ce qui offrira un bon exemple aux défenseurs de la « monnaie commune » plutôt qu’unique : les assignats s’échangeront bien sur 30 ou 50% en dessous de leur valeur en euros, ce qui reviendra à baisser à due concurrence les revenus des fonctionnaires et des retraités, tandis que les hôteliers continueront de gagner des euros : même le FMI n’en demande pas tant. Le Gouvernement peut bien sur aussi appeler ces assignats « drachmes », et les faire émettre par une banque centrale à la botte qui prêterait à l’État : c’est là que la Grèce sortirait vraiment de l’euro. Mais qui voudra être payé en drachmes ? Et à la fin, la contrainte qu’on lèvera sur le budget se retrouvera sur la balance des paiements, puisqu’il faudra trouver des devises dures pour régler les importations, alors que le défaut grec privera de crédit toute son économie et que les actifs publics à l’étranger seront saisis ….
C’est un processus extrêmement douloureux, qui imposera aux grecs une perte de pouvoir d’achat très supérieure à ce que demande la troïka. Il est aussi très dangereux pour la Grèce, car le mener jusqu’à son terme implique de sortir non de la zone euro, mais de l’Union européenne : pas seulement pour des raisons juridiques –les traités prévoient une sortie de l’UE seulement-, mais aussi parce que ses voisins ne pourront pas tolérer la liberté des mouvements de personnes avec un Etat en faillite qui ne pourra contrôler ses frontières extérieures, ni des marchandises avec une monnaie en dévaluation sauvage, et la Grèce aura bien sur renoncé depuis longtemps à la liberté des mouvements de capitaux .
On peut former le souhait que le peuple grec réagira , quand il sera mis face à ses propres démons et commencera à toucher du doigt la catastrophe. Les populistes qui l’ont mené là devront lui rendre des comptes. Ce jour là, il faudra que l’Europe soit généreuse. Entre temps, prenons les démagogues au mot et voyons le goût de leurs belles recettes.
Les Gracques