Institutions européennes: la détestable exception française

Qu’y a-t-il de commun entre l’UMP Alain Lamassoure, les socialistes Olivier Duhamel, Gilles Savary ou Catherine Guy-Quint ou le centriste Jean-Louis Bourlanges ? Tous ont été des parlementaires européens actifs et respectés, qui ont fait honneur à leur pays et à leur mandat. Tous ont été, soit il y a cinq ans, soit cette année, écartés par leurs formations politiques respectives du renouvellement de leur mandat.

C’est une caractéristique des partis français, toutes tendances confondues, à sur-représenter, sur leurs listes de candidats aux élections européennes, des apparatchiks sans ancrage électoral ou des recalés du suffrage universel, comme un lot de consolation ou comme les nominations au Conseil économique et social. Même s’il faut saluer, à droite comme à gauche, d’heureuses exceptions.

L’apprentissage des mécanismes complexes de la démocratie européenne, alliant choix politiques et défense des intérêts nationaux au sein même des groupes parlementaires, nécessite de l’expérience et de l’expertise. Il faut des mois, voire des années, pour qu’un député européen acquière cette maîtrise et soit reconnu par ses pairs. Nos amis du SPD investissent en général leurs députés européens pour trois mandats : un pour apprendre, un pour comprendre, un pour transmettre. Les partis français, toutes tendances confondues, n’hésitent pas à réinvestir des sortants qui ont été des champions de l’absentéisme parlementaire. Sans parler de ceux pour qui le Parlement européen n’est qu’un purgatoire doré en attendant de retrouver un mandat national…

Ce faisant, nos partis politiques sont à l’image de l’ensemble de l’appareil d’Etat français. Rares sont les fonctionnaires investis dans les services de la Commission européenne ou même simplement détachés à la représentation permanente de la France à obtenir, à leur retour de détachement, un poste qui valorise leur expérience ou même simplement qui reconnaisse leur investissement. Les Allemands, les Anglais, mais aujourd’hui aussi les Espagnols et les Portugais, ont de longue date appris à investir quelques-uns de leurs meilleurs éléments et à entretenir un fonctionnement de réseau, qui est indispensable à l’exercice d’une véritable influence en Europe.

Résultat : c’est toujours au dernier moment que nos dirigeants découvrent les enjeux d’une directive ou d’un règlement pour un secteur essentiel de notre activité nationale, là où nos partenaires, mais aussi concurrents, ont depuis des mois mis en œuvre un intense travail de lobbying, administratif et professionnel, pour infléchir les textes dans un sens qui leur soit favorable. Corollaire de ce résultat : nous abordons le plus souvent les dossiers les plus importants pour nos intérêts nationaux sur le mode du rapport de forces en fin de négociation, ce qui a pour effet de nous rendre insupportables mais aussi de nous fragiliser car il est rare qu’à ce petit jeu, on gagne sur l’essentiel.

Cette détestable exception française perdure. Les prochaines élections européennes devraient, hélas, la confirmer. Cette trahison des clercs, qui a conduit tant de nos responsables politiques, toutes tendances confondues, à se défausser sur « Bruxelles » de leurs propres impuissances, est aussi l’une des causes qui a conduit, un dimanche de mai 2005, un des peuples fondateurs de l’Union à voter non au traité constitutionnel qui pouvait apporter davantage d’efficacité, de démocratie, de responsabilité et de transparence dans le fonctionnement des institutions européennes.

Le 19 mars, et le jour d’après…

La France connaîtra le 19 mars sa deuxième journée nationale d’action en moins de deux mois, ce qui ne manquera pas d’entretenir hors de nos frontières sa réputation de pays « gréviculteur », bien imméritée pour qui veut bien se donner la peine de consulter les statistiques internationales sur les conflits sociaux.

Tout porte à croire que cette journée de mobilisation sera un succès en termes quantitatifs. La récession exacerbe en effet la crise sociale et morale d’un pays qui se distinguait déjà auparavant par un niveau record d’angoisse, face à la globalisation et de perte de confiance dans l’avenir. Elle aggrave les maux anciens qui minent la vitalité de la société française : dualisme social aux dépens d’une frange abondante de salariés précaires, développement de la grande pauvreté, panne de l’ascenseur social, persistance des discriminations, essoufflement de la capacité d’intégration par les valeurs de la République, trop souvent et notoirement battues en brèche dans la réalité quotidienne.

Mais lorsque les banderoles seront repliées, il faudra se poser la question de savoir que faire de cette mobilisation. Et pour commencer ne pas céder à un travers bien ancré dans notre tradition nationale depuis plus d’un siècle, celui de se gargariser des vibrations de la rue, de jauger la réussite d’un mouvement social à l’ampleur des mouvements de foule qu’il déclenche. La puissance du mythe fondateur de la grève générale, héritage de l’anarcho-syndicalisme, s’exprime de nos jours par la pratique ritualisée et cathartique de la journée nationale d’action. Elle ne doit pas faire oublier que si le poids des manifestations peut déplacer des rapports de force, voire parfois engendrer des ruptures fondatrices, l’énergie qui s’en dégage ne garantit pas en elle-même l’émergence de perspectives constructives et de transformations porteuses de justice sociale.

A cet égard, s’il sera permis au soir du 19 mars de comptabiliser chaque manifestant quelle que soit sa motivation, il serait en revanche mystificateur pour la suite d’amalgamer toutes les situations que cette mobilisation va englober. Au delà du mécontentement partagé, on ne peut en effet traiter sur le même plan le désarroi du salarié précaire qui a perdu son emploi dès le début de la récession, l’angoisse du quadragénaire qui se sent menacé par l’imminence d’un plan social après vingt ou vingt cinq ans de bons et loyaux services dans son entreprise, ou la peur du lendemain d’une mère de famille monoparentale prise à la gorge par la montée du coût des dépenses contraintes, avec la colère de l’enseignant-chercheur ulcéré par des propos perçus comme méprisants, le mécontentement du professeur de lycée opposé aux projets pédagogiques du ministre de l’éducation ou l’inquiétude du fonctionnaire devant l’impact de la révision générale des politiques publiques sur l’organisation de son service.

Si tous les mécontentements peuvent trouver une explication, tous ne peuvent peser du même poids sur la bascule de la justice sociale, encore moins quand l’économie et la société toutes entières sont plongées dans une crise forte et sans doute durable, qui ne frappe pas également tous ceux qui ont lieu de s’en plaindre.

Dès lors, et au-delà de la tentation d’un anti-sarkozysme incantatoire et faussement fédérateur, donner du sens à la mobilisation du 19 mars implique plus que jamais de récuser les amalgames factices et de faire de véritables choix. Il ne faudra pas en particulier donner à croire que notre Etat déjà impécunieux pourrait soigner aujourd’hui indifféremment les fractures, les égratignures et les simples irritations. Il ne faudra pas davantage oublier la nécessité de réformes profondes (de l’Etat et de l’action administrative en général, de l’éducation et de la formation, du financement des retraites) au seul motif que la situation est difficile, et que certaines mesures socialement contestables ou économiquement inefficaces ont été prises dans un passé récent.

La grève du 19 mars, si elle doit être très suivie, affectera peut-être la dynamique politique du Président de la République et du gouvernement, elle n’entamera pas leur légitimité institutionnelle, ni ne desserrera l’étau de la récession. Puisse-t-elle en revanche pousser à des inflexions de politique allant dans le sens d’une gestion plus juste des conséquences de la crise et partant d’une meilleure acceptabilité des adaptations que notre pays doit conduire pour tirer son épingle du jeu quand le marasme sera derrière nous. Par exemple : renoncer à la baisse de la TVA sur l’hôtellerie-restauration, débusquer vigoureusement les niches fiscales et revenir sur le bouclier fiscal, suspendre l’aide aux heures supplémentaires, et dans le même temps améliorer l’indemnisation-chômage des salariés précaires, intensifier le soutien scolaire au collège, développer les outils de reconversion professionnelle des salariés contraints de changer d’emploi…

Souhaitons que la journée du 19 mars ne soit pas qu’un exutoire aussi spectaculaire qu’illusoire dans le climat de tension sociale que traverse notre pays, mais précipite au contraire des évolutions nécessaires pour que les rigueurs du présent soient mieux supportées et les exigences de l’avenir mieux préparées.