Un autre monde…Discours inaugural de l’Université d’été par Bernard SPITZ
Un autre monde…
Je me souviens, il y a 5 ans, de notre première université d’été, dans ce beau théâtre de la Villette! L’image que j’en ai gardée, c’est celle d’un jour parfait avec des débats spontanés, de la vie, de l’envie. Nous avions des visiteurs de marque qui nous disaient que la gauche était défaite, oui, mais qu’elle pouvait se réinventer. Qu’elle devait le faire. Il y avait la gauche italienne qui tentait de se recomposer avec Francesco Rutelli, il y avait Peter Mandelson et bien d’autres…
C’est Antony Giddens qui avait fait le discours inaugural. Il nous avait dit: la voie sociale démocrate est la bonne, à condition de la réinventer. Parce que si nos valeurs sont intactes, si notre envie d’égalité, de solidarité, de justice, demeurent, le monde dans lequel nous vivons a changé. Il s’est numérisé, il s’est élargi, il s’est démographiquement déplacé. Cela signifie que les postulats de la social-démocratie traditionnelle sont dépassés, que nous sommes en train de nous projeter dans autre chose, une sorte de post social-démocratie qu’il nous faut inventer et assumer. Ce sera l’occasion de notre premier débat de la journée, un débat essentiel puisqu’il pose le cadre intellectuel, en terme de philosophie politique de ce que nous poursuivons. Et je suis heureux pour en parler que nos grands témoins des deuxième et troisième Université, Marcel Gauchet et Kamel Dervis soient avec nous, ainsi qu’Hubert Védrine fidèle lui aussi de nos travaux depuis le début.
Nous vivons déjà dans un autre monde…
Le monde s’est numérisé. Il a changé avec les nouvelles technologies qui font que le vécu au travail se transforme, dans son exécution, dans sa localisation, dans sa pénibilité, etc… Les besoins et les méthodes de formation ont changé, ce qui conduit à réviser nos rythmes scolaires comme les contenus. Le monde a aussi évidemment changé dans son rapport à l’environnement, à la consommation, à la conception de l’espace urbain et à l’information, pour le meilleur et pour le pire.
Le monde s’est élargi. Avec le passage du G7 au G20, c’est à dire un monde où les pays du Sud ne sont plus forcément ni les plus pauvres, ni les moins avancés, ni les moins stables. Les Brics nous saluent bien; et surtout ils nous prêtent. Car nous vivons, nous Français tout particulièrement, à crédit; et ce sont largement eux qui nous assurent nos fins de mois. Ils regardent notre incapacité à gérer nos affaires en Europe et nous jugent sévèrement. Car ce monde élargi tourne désormais économiquement avec nous, souvent indépendamment de nous, et parfois sans nous. Les émergents n’ont pas l’impression que le centre de gravité du monde soit en Europe et ils n’attendent plus de savoir ce que nous Français pouvons penser. Leur vie est ailleurs.
Notre monde a aussi une nouvelle géographie des âges. Les pionniers de l’Union européenne y représentent un îlot âgé dans un monde jeune. Et dans un pays comme le nôtre, le vieillissement vient bouleverser les idées préconçues : on ne peut plus parler de répartition dans un pays qui a plus d’inactifs que d’actifs comme l’on en parlait il y a 30 ans, quand c’était le contraire. Il va bien falloir parler d’épargne, c’est à dire de capitalisation pour mutualiser l’effort dans le temps. Et envisager des scénarios économiques neufs en matière de protection sociale. Cela a beaucoup de conséquences, la première étant de nous inciter à arrêter de favoriser les personnes âgées au détriment des jeunes générations, comme on le fait depuis 40 ans. Or les personnes âgées sont de plus en plus nombreuses et ce sont celles qui votent le plus. Voilà qui promet de beaux dilemmes politiques…
Dans ce monde en mouvement, la France a- t-elle changé? La gauche, qui a gagné comme jamais sous la cinquième république, en est où de cette mutation vers la post social-démocratie dont parlait Giddens? Et comment va-t-elle se comporter à l’épreuve du changement : c’est à dire face à la nécessité à la fois de permettre à l’Europe de franchir un cap dramatique, puisque c’est son existence qui est en jeu ; et de conduire les réformes qui permettront à la France de réussir son désendettement et son regain de compétitivité, sans sacrifier ni la croissance ni la protection sociale. Voilà les questions clés, ce sont celles qui marqueront nos débats au fil de cette journée.
Qu’est ce qui a changé en France ,depuis? Dans notre livre, nous disions l’université, essentiellement. Sur les retraites, il fallait bouger mais pas comme ça puisque la réforme des régimes spéciaux est de type grec, elle coûte encore plus cher après qu’avant; et que le débat sur l’âge de la retraite à été pris en otage par la volonté de cliver plutôt que de négocier les solutions. Pour le reste, inutile d’épiloguer : les agences de notation ont sanctionné nos dérives et le peuple français a tranché. Le résultat c’est que c’est qu’il nous revient de faire en sorte aujourd’hui que cesse » ce qui ne peut plus durer »
Ce titre vient d’une réflexion de Malraux dans un texte intitulé le Triangle Noir et qui fait le lien entre Laclos, Goya et Saint-Just : un écrivain, un peintre et un homme politique qui expriment, à un moment donné, chacun à leur façon, que l’ordre ancien doit plier ; que nous en sommes arrivés à l’un de ces moments dans l’histoire où le monde bascule parce que chacun en arrive au constat que « cela ne peut plus durer ». Nous nous y sommes risqués, en partant de ce qui nous a semblé une évidence : que la société française est arrivée à un point où elle attend d’abord du respect de ses dirigeants et de l’exemplarité de la part de ses élites. Ce sont nos deux premiers chapitres! Et de ce point de vue, nous nous retrouvons dans ce qui a été accompli.
Reste la suite. Et donc des révisions dans pas mal de domaines où les Gracques ne disent pas toujours ce qu’il est traditionnel de soutenir à gauche. Nous défendons la création de richesses et la compétitivité des entreprises ; ce qui nous éloigne des politiques de subventions à court terme qui calment la douleur mais coûtent cher et surtout retardent voire condamnent la modernisation. Nous encourageons l’imposition sur l’héritage et la réforme du quotient familial parce que ce sont des mesures justes, mais nous défendons l’épargne et donc les revenus du capital, tout simplement parce que la croissance a besoin de financer les investissements et que nous devons pour cela encourager les investisseurs. Nous soutenons une politique de production en France mais en laissant l’état à distance et en dénonçant les monopoles et les situations de rentes, a fortiori quand elles sont financées par le contribuable. Nous appelons de nos vœux une vraie réforme de l’Etat qui se traduise par de réelles économies et un meilleur service rendu au pays, et nous allons défendre pour cela des réformes structurelles dans l’éducation, la santé, les transports, le logement….
En disant cela, allons nous choquer ? On peut espérer que non. Parce que la gauche a muri et que l’élection de François Hollande change la donne. François Hollande était l’invité d’honneur de notre avant dernière université d’été. Ceux qui étaient là, boulevard Malesherbes, se rappellent que nous avions été frappés par sa détermination et par la réflexion qu’il avait engagée, qui n’était plus celle du premier secrétaire du PS: « Nous avons trop misé sur la demande disait-il notamment, il nous faut réinventer un discours de gauche qui fasse toute sa place à une approche par l’offre ». Il était alors déjà à sa façon, avec son histoire, sur la voie que nous qualifions de post social-démocrate.
Bien conduire le changement est d’une immense importance, tant les périls sont nombreux. Il suffit de compter le nombre impressionnant d’articles qui font référence à la crise des années 30, pour se convaincre de la gravité de la situation. Le front de l’euro est fragile. Derrière, ce sont toutes les économies européennes et même mondiales qui sont menacées. Nous écrivions dans un article du Monde intitulé « La bourse ou la vie » en 2008 : « vous avez aimé la faillite des banques? Si rien n’est fait, dans quelques temps, nous aurons rendez-vous la faillite des États » Oui , les États font faillite, la Grèce en est d’ailleurs à sa quatrième en 150 ans. Sauf qu’en 2008 Il a suffi qu’une banque tombe pour que la finance mondiale vacille. Après la Grèce, à qui le tour ? Que se passera t-il si les dominos ont la taille des états?
C’est de tout cela que nous allons parler aujourd’hui, sans tabous ni fausse naÏveté; en mettant au service de l’intérêt général à la fois ce que nous savons de la chose publique ; et ce que nous avons appris du monde privé, de l’entreprise, du monde réel où existe ce mot qui ne nous inspire ni peur, ni fascination, qu’est le marché.
Nous allons donc d’abord parler de la post social-démocratie, ce qu’elle implique comme révision politique en France et par rapport au vaste monde. Après, nous allons débattre de la crise économique, celle qui nous fait danser au dessous du volcan. Et puis nous parlerons de croissance, comment la susciter, avec des hommes d’entreprises et des regards amicaux venus d’ailleurs. Ensuite, nous traiterons de la réalité sociale et de la façon de concilier le besoin de protection et les nouvelles aspirations de la société avec ce monde qui change. Et enfin, nous conclurons par l’approche politique, en quelque sorte la synthèse opérationnelle : comment fait-on et quel projet la gauche doit-elle aujourd’hui défendre, en France et au-delà; bref, l’objectif et la méthode.
Un grand merci à tous ceux qui se sont donnés du mal pour organiser cette 4 eme université : à Marie, qu’on embrasse. À Jacques Galvani, notre secrétaire général qui animera le débat de cet après midi sur la production. À nos vice présidents Roger Godino et Dominique Villemot qui symbolisent si bien par leur engagement personnel comme professionnel notre fidélité à une certaine idée de la gauche. À toute l’équipe des fondateurs, c’est à dire les jeunes vétérans qui seront les animateurs des table-rondes: Gilles de Margerie, Philippe Tibi , Marie-Laure Sauty de Chalon. Merci à l’équipe des jeunes, qui veillent sur notre site et sur nos débats. Un message amical à ceux qui sont aujourd’hui dans les cabinets, qui bossent. Et un grand merci à nos invités, des vrais fidèles des Gracques: spécialement à nos invités étrangers et aux ministres qui, malgré leur agenda, ont choisi d’être avec nous. Et puis merci à vous tous d’être venus, parfois de loin. Il y a beaucoup de choses passionnantes à faire un samedi à Paris et de théâtres qui offrent des spectacles plus divertissants. Merci à vous qui avez choisi d’être ici.
Si vous êtes là, c’est parce que vous savez que la victoire de François Hollande et le résultat des législatives ne marquent que le signal d’un départ. Le chemin va être long. Notre rôle n’est plus de contribuer à la victoire de la gauche. C’est fait et les Gracques espèrent que la petite musique que nous avons jouée a pu y contribuer, aussi modestement cela fût-il. Notre rôle maintenant est de faire que cette victoire soit, non pas un moment entre deux moments, mais l’amorce d’une mutation, à la fois douce et profonde. Nous pensons en effet que l’avènement d’une post social démocratie française est l’enjeu de la nouvelle mandature.
Nous pouvons et nous voulons être un laboratoire de ces idées – là. Au service d’une gauche progressiste et européenne a qui revient le destin historique de faire passer la France de l’avant Bad-Godesberg à l’après Los Cabos : un autre monde…
Le moment post social démocrate est arrivé. Les Gracques continuent !