Interview de Bernard Spitz sur les 500 jours de Manuel Valls à Matignon
Interview parue dans L’Opinion le 12 août 2015
Ancien du cabinet Rocard, le président de la Fédération française des sociétés d’assurance estime que l’arrivée de Manuel Valls à Matignon a permis à la gauche française de ne plus tenir «un discours anachronique par rapport aux autres sociaux-démocrates européens.
Bernard Spitz est président de la Fédération française des sociétés d’assurance et membre du bureau du Medef. Il a été conseiller au sein du cabinet de Michel Rocard, auquel appartenait aussi Manuel Valls. Il publiera à la rentrée un essai, On achève bien les jeunes (Grasset).
La nomination de Manuel Valls a-t-elle été, pour vous, une vraie rupture dans le quinquennat de François Hollande ?
Clairement. Même si Manuel Valls a soutenu activement François Hollande lors de la campagne présidentielle, il ne faisait pas partie du premier cercle, de la famille des hollandais. Manuel Valls est l’un des héritiers de la deuxième gauche, celle de Michel Rocard et Mendès-France. Lors de la primaire de 2011, c’est lui qui avait tenu le discours économique le plus audacieux.
Qu’est-ce qui caractérise ses 500 premiers jours à Matignon ?
La fixation d’un cap économique et le changement de méthode gouvernementale. Il a d’abord donné du crédit et une réalité au Pacte de responsabilité. Ce tournant qui avait été initié par le président au début de 2014 n’était pas incarné, ni traduit dans les faits. Manuel Valls l’a opéré. Cela a permis de faire passer un message clair aux entreprises: finis les atermoiements, les engagements seront tenus. Et puis il a tenu bon sur la loi Macron, qui était un test clé de sa volonté de réforme. Il a aussi corrigé le tir sur les décisions qui avaient conduit à un effondrement de la construction, rétabli à la hausse les crédits de l’apprentissage, élément fondamental pour l’accès à l’emploi des jeunes, et stoppé le zigzag sur la fiscalité, qui créait instabilité économique et confusion. Pour résumer, son arrivée à Matignon a symbolisé l’affirmation d’un discours qui ne soit plus anachronique par rapport aux autres sociaux-démocrates européens.
Si son discours en matière régalienne est clair et assumé, peut-on en dire autant sur le plan économique ?
Oui. Même si on peut espérer aller plus loin en matière de réformisme, il n’y a pas d’ambiguïté de sa part. Mais si vous me demandez son principal défaut, je vous répondrais : sa majorité, vu l’ampleur des contradictions qui la caractérisent. Quand certaines de ses composantes introduisent le doute sur la ligne, elles nourrissent la défiance. Manuel Valls a démontré à plusieurs reprises sa volonté de s’en affranchir pour réformer, notamment en assumant le choix politique du 49-3. Mais en même temps, nous vivons en démocratie, cette fraction a été investie et élue, il lui faut donc aussi en tenir compte.
Quelle est sa principale réussite ?
Avoir réinstauré cohérence sur la ligne politique et autorité sur le gouvernement et l’administration. Il a ainsi redonné toute sa place à Matignon. Avec un cabinet dirigé de façon professionnelle, l’interministérialité existe à nouveau. Avant de devenir Premier ministre, il avait déjà passé six années de sa carrière à Matignon, auprès de Michel Rocard et Lionel Jospin. C’est un élément essentiel. Matignon ne s’improvise pas.
Qu’a-t-il raté ?
Le quinquennat a changé la donne. Quand on arrive au bout de deux ans, il y a des choses qui ne peuvent plus être corrigées ou que le temps manque pour mettre correctement en œuvre. C’est le cas de la réforme des collectivités territoriales. Personne ne peut être au final complètement satisfait de ce qui en est sorti ! L’avenir tranchera sur d’autres sujets pour lesquels il y a matière à inquiétude comme la pénibilité ou les conséquences, notamment en matière de reste à charge, des textes sur la santé…
Que doit-il encore faire ?
Aller plus loin dans la réforme des structures, la simplification administrative, l’emploi des jeunes. Et continuer à faire prévaloir les engagements pris, en particulier le Pacte de responsabilité. C’est un engagement du chef de l’Etat. Revenir dessus serait inconcevable. L’économie a besoin de visibilité et de stabilité. Le doute entretient l’attentisme qui est l’ennemi de la croissance et de l’emploi.
Le vallsisme est-il une révolution irréversible pour la gauche française ou une simple parenthèse?
Manuel Valls y représente la deuxième gauche, une gauche ouverte sur le monde et l’économie, ni dogmatique, ni étatiste, ni jacobine. François Hollande a, lui, toujours été l’homme de la synthèse entre celle-ci et la première, celle de Mitterrand. Souvenez-vous des «Transcourants». La gauche de Valls est celle de la social-démocratie moderne, qui est aujourd’hui au pouvoir en Italie avec Renzi et en Allemagne dans le gouvernement de coalition, comme elle l’était hier avec Blair en Grande-Bretagne. Est-ce aussi irréversible pour la France ? L’irréalité et les incohérences des textes présentés au dernier congrès du PS ne sont pas rassurantes à cet égard. L’avenir proche nous dira si la gauche française moderne réussit de façon durable son rendez-vous avec l’Histoire, et comment.
A Matignon, Manuel Valls s’inspire-t-il davantage de Rocard que de Jospin ?
C’est un cocktail. Il y a une part de Rocard (la vision pragmatique de l’économie), une part de Jospin (l’autorité) et une part de lui-même, naturellement. Jeune quinqua, il apporte sa propre vision générationnelle et son histoire personnelle, qui joue un rôle essentiel dans son attachement au modèle républicain. Il y a aussi sa grande énergie. C’est un atout essentiel. Dans le monde d’aujourd’hui, face aux difficultés qu’un dirigeant doit affronter, aux inerties administratives, aux complexités juridiques, aux capacités de blocage politique, c’est souvent ce qui fait la différence.
Est-ce lui qui détient le destin de François Hollande entre ses mains ?
Il y a une règle simple dans la Ve : ce qui marche est un succès du Président, ce qui ne marche pas est un échec du Premier ministre. Aujourd’hui, leur duo est équilibré et conforme à la tradition du régime présidentiel: au Président, les dossiers internationaux et européens, la fixation du cap économique, les grandes réformes institutionnelles ; au Premier ministre, la gestion des difficultés du quotidien, le dialogue avec les partenaires sociaux et le Parlement, les arbitrages gouvernementaux, l’ordre public. François Hollande travaille avec lui en confiance : même s’ils se sont affrontés au premier tour de la primaire, Manuel Valls a ensuite été son premier soutien. Leur style est aussi complémentaire. Enfin, Manuel Valls apporte à l’ensemble de l’exécutif sa légitimité politique dans l’opinion, qui dépasse le seul électorat de gauche.
Ludovic Vigogne