Article de Zineb Dryef publié dans M Le magazine du Monde du 4 mars 2017.
C’était le 22 mars 2007. La campagne présidentielle, haletante, battait son plein. Nicolas Sarkozy ? Ségolène Royal ? François Bayrou ? Toutes les hypothèses étaient encore plausibles. Les sondages virevoltaient, indécis, quelques semaines avant le premier tour. C’est alors qu’un mystérieux groupe a fait son apparition sur la scène publique : les Gracques (du nom de deux hommes d’Etat réformistes romains, Tiberius et Gaius Gracchus). Une sorte d’amicale d’anciens hauts fonctionnaires de gauche, convertis aux joies du libéralisme. Ils ont jeté, ce jour-là, un gros pavé dans la mare en publiant une tribune dans Le Point qui leur a valu leur quart d’heure de célébrité. Un appel à une « coalition de progrès » entre la candidate socialiste et le candidat centriste.
L’histoire s’est écrite autrement. Nicolas Sarkozy l’a emporté. Et les membres du club sont retournés à leurs affaires, sans jamais vraiment structurer leur mouvement, mais sans pour autant fermer boutique.
Nous voilà dix ans plus tard. Encore un 22, février cette fois. Le Tout-Paris médiatique et politique attend une nouvelle candidature de François Bayrou. Mais, coup de théâtre, il fait une proposition d’« alliance » à Emmanuel Macron, qui s’empresse d’accepter. Les temps ont changé. Et voilà cet attelage qui fait désormais figure de challenger de Marine Le Pen pour le premier tour et de favori du second. Comme si les Gracques, enfin, étaient sur le point de voir leurs rêves exaucés.
« C’est une forme d’aboutissement politique d’une démarche intellectuelle, admet Alexandre Wickham, directeur de collection chez Albin Michel, qui est à la fois membre des Gracques et leur éditeur. On nous disait : “C’est irréaliste.” Mais notre combat n’a pas été inutile. » René Silvestre, fondateur de L’Étudiant, désormais dirigeant de pépinières d’entreprises, et membre des Gracques depuis 2007, accueille régulièrement dans son vaste appartement des soirées qui s’éternisent à refaire la gauche. Pour lui, l’alliance des deux hommes ne peut être que réjouissante. Même s’il tempère l’ardeur des complotistes : il appelle, modeste, à ne pas exagérer le rôle de ce petit lobby. « L’alliance de la gauche avec Bayrou, ce sont des idées qu’on distille depuis dix ans, mais nous ne sommes pas les artisans du rapprochement avec Macron. Si on y a un peu contribué, tant mieux. Disons que l’Histoire a un sens et qu’on est allés dans le sens de l’Histoire… »
Difficile de résumer ce groupe de surdiplômés (ENA, Polytechnique, HEC), passés autrefois par les cabinets ministériels socialistes (Rocard, Jospin, DSK, Bérégovoy) et désormais souvent des pointures du monde des affaires. Les intellectuels Erik Orsenna et Pascal Blanchard les ont rejoints. Le célèbre obstétricien René Frydman également. Ce dernier résume: « Les Gracques, ce sont des gens divers qui sont actifs dans la société, et se situent, grosso modo, sur une ligne réformiste. » « C’est à la fois un cénacle, un think tank, une société secrète qui opère à visage découvert », avance Alexandre Wickham. Bernard Spitz, président de la Fédération française de l’assurance, aime beaucoup l’expression employée un jour par le journaliste Jean Daniel: « Un groupe de réflexion et de pression. » Depuis, il l’a reprend. « Personne ne nous a mieux définis, sourit l’infatigable et volubile président des Gracques. Ce n’est pas une société secrète. Si vous allez sur le site des Gracques et que vous signez le manifeste, vous êtes un Gracque! » Bernard Spitz revendique 2 000 signataires, dont de nombreux jeunes.
En 2007, il rêve d’un groupe qui incarnerait un courant, une voix qu’il ne trouve nulle part. « Un courant progressiste, une sorte de rocardisme moderne », définit-il. Lors d’une réunion de ces « réformistes européens » tenue pendant leur université d’été en 2008, le rapporteur des débats est un jeune inspecteur des finances, tout juste entré chez Rothschild: Emmanuel Macron. Il ne s’éloignera plus guère. En 2015, il prend la parole lors d’un colloque organisé par le groupe. En septembre 2016, le Sommet des réformistes organisé par l’Institut Montaigne et par les Gracques à Lyon, sur les terres de Gérard Collomb, dont il est proche, a pris la forme d’un grand raout politique autour de l’ancien ministre de l’économie, qui clôturait l’événement.
Fait-il partie des Gracques? « C’est un compagnon de route », « tout le monde le connaît », « c’est un ami des Gracques », éludent ses membres qui reconnaissent pour certains avoir trouvé en lui leur candidat de rêve. Un candidat « issu de la gauche » qui affirme haut et fort: « Je suis libéral. » Pour autant, Bernard Spitz répète que « collectivement » les Gracques ne roulent pour personne mais pour des idées.
Construite pour infléchir la ligne de Solférino, l’association les Gracques n’a désormais plus vocation à regarder du côté du PS. Un des plus anciens membres du groupe reconnaît que « la donne a changé ». Depuis l’apparition d’Emmanuel Macron, « l’avenir de la gauche et du pays n’est plus au PS. De ce point de vue-là, on est quasiment tous partis pour soutenir cette candidature à titre individuel. » « Les deux tiers des Gracques connaissent Macron, admet un Gracque. Beaucoup travaillent pour lui. » Un autre ajoute: « J’ai adhéré à En Marche!, mais je ne suis pas dans l’équipe de campagne. » René Sylvestre, lui, n’a pas cette fausse pudeur. A bientôt 70 ans, le « plus vieux et le moins diplômé des Gracques », selon sa propre formule, assume son adhésion à En Marche! « Je ne suis ni de droite ni de gauche. Les Gracques me plaisent, il y a un côté gaulliste dans notre démarche, un côté pragmatique, non idéologique que je retrouve chez Macron. » Silvestre et sa femme ont contribué à hauteur de 15 000 euros à la campagne de l’ex-ministre de l’économie (« j’aurais donné davantage, si c’était autorisé! ») et participe à la rédaction des propositions dans ses domaines: entreprise et éducation. Macron est à l’écoute de ces « sages ». Il est le seul candidat à avoir reçu René Frydmand après l’appel de l’obstétricien à légaliser la PMA. « Il ne l’a pas fait parce que je suis un Gracque », nuance le professeur. Jacques Galvani, énarque et consultant en communication stratégique, membre des Gracques depuis cinq ans, se retrouve lui aussi (« évidemment ») dans les propositions d’En Marche!, auquel il a adhéré. Il rappelle que « cette idée qui a beaucoup été moquée », les cars Macron, a été proposée dès 2011 par les Gracques. Page 212 de leur livre-manifeste: « Développons donc le transport en autocar, avec des bus Greyhound à la française. » En 2014, lorsque Jean-Pierre Jouyet, membre fondateur des Gracques, entre à l’Élysée (et démissionne du groupe) et qu’Emmanuel Macron atterrit à Bercy, certains y voient la main du think tank. Accusés par Aquilino Morelle, conseiller déchu de François Hollande, d’avoir oeuvré en coulisses pour pousser le président à prendre un tournant libéral, les Gracques rigolent. « Si 10% de ce qu’on lisait sur les Gracques était vrai, on aurait changé le pays il y a dix ans », s’amuse Jacques Galvani.
« Ce n’est pas raisonnable de penser qu’on a influencé le tournant de François Hollande, juge un Gracque qui préfère rester anonyme. Il avait annoncé lors de notre université d’été de 2008 que les socialistes devaient faire prévaloir l’offre plutôt que la demande. Son tournant ne nous a donc pas étonnés. Nous l’avions appelé de nos voeux, mais nous n’étions qu’une voix parmi d’autres. » Le tournant est « arrivé trop tard », regrette même Jacques Galvani. « La fenêtre de tir était désormais trop courte pour obtenir des résultats. Psychologiquement, les électeurs n’ont rien compris. Il aurait fallu commencer de suite, dès 2012. »
« Les Gracques sont un groupe d’influence. Ils expriment leurs idées face à des gens qui eux détiennent le pouvoir », explique un membre. Les deux premières années de la présidence Hollande, les membres du « bureau », qui désigne le noyau dur des Gracques actifs, font passer des notes, demandent à être reçus, participent à des réunions en off dans les ministères. Un travail collectif toujours signé les Gracques. « On a un réseau important, lié à nos études, à nos expériences politiques et professionnelles. » Bernard Spitz est reçu trois fois à l’Élysée, à titre individuel. « Sous Hollande, on s’est dit: « Il faut agir! »; plus que des livres, on a fait passer des notes, on a rencontré des gens au pouvoir », raconte un des membres. « On plonge en sous-marin pendant six à huit mois et on ressurgit là où on ne nous attend pas », résume Alexandre Wickham. En l’occurrence, dans des tribunes assassines dans Le Point. Novembre 2012: « Pour les réformes, c’est maintenant! » Avril 2013: « C’est maintenant ou jamais! » (ce texte contrarie durablement Jean-Marc Ayrault). « Si Hollande affectait une certaine indifférence, il demeurait attentif à ce que les Gracques disaient ou publiaient », affirme Wickham.
Dix ans après leur appel à une alliance du PS et du Centre, la rupture semble consommée avec le parti de leur « jeunesse » dont ils jugent la ligne « archaïque ». En janvier, le soir du premier tour de la primaire à gauche, ils ne suivent le scrutin que pour la forme. « Par intérêt citoyen », corrige Bernard Spitz. Le « bureau » a organisé l’une de ces soirées d’appartement qu’ils affectionnent. L’élection de Bernoît Hamon les consterne. « Bien sûr, on aurait préféré que Manu (Valls) l’emporte, raconte l’un des membres. Mais Solférino est un astre mort. » « Le PS s’est replié sur son appareil. C’est un parti d’attachés parlementaires », ajoute un autre. « Les Gracques? Des « zozos », disait d’eux Hamon en 2007. Aujourd’hui, autour de lui s’est créé un groupe de réflexion monté par des jeunes gens pas tendance gauche libérale du tout. Ils s’appellent « les Grecs ».
Article de Zineb Dryef publié dans M Le magazine du Monde du 4 mars 2017.