De la balance virtuelle à la décapitation réelle : un simple clic
« Nous sommes tous concernés. Tous une cible potentielle. Peut-être demain ou dans un mois, dans un an. Ou peut-être jamais. Mais personne ne peut prétendre avec certitude pouvoir y échapper. Tous concernés et touchés par la barbarie de l’assassinat de Samuel Paty, mais aussi par le modus operandi. Irréprochables ou pas, nous sommes tous prisonniers de la toile et les réseaux sociaux nous surveillent.
Quand la colère subjective et biaisée d’un père est balancée sur la toile invisible des réseaux sociaux, fait le tour de la planète avec peut-être des escales privilégiées et revient, quelques jours après, entre les mains, elles bien réelles, d’un jeune fanatique, extérieur et étranger aux faits mais psychologiquement programmé, cela engendre la décapitation du discret et apprécié professeur Samuel Paty, qui enseignait, la semaine dernière encore, à ses élèves de 4ème dans un lycée de Conflans- Sainte-Honorine, la liberté d’expression en montrant une caricature du prophète Mahomet. Il n’enseignera plus.
Le schéma est désormais connu. L’écran faisant écran, la parole, bien plus que libérée, se met facilement et avec une abjecte frénésie à divaguer et à extrapoler. Paul Valéry écrivait qu’il y a plus faux que le faux, c’est le mélange du faux et du vrai. Comme galvanisé par le succès viral de sa délation originelle, le père suivi de son entourage, rapidement encouragés par leurs amis et frères d’âmes, ont poursuivi la vindicte populaire en multipliant et fédérant les appels à soutien, en jetant en pâture le nom de l’enseignant, son numéro de téléphone portable et l’adresse de son collège et en poussant la surenchère en proférant des accusations fantaisistes de harcèlement prétendument commis par le professeur pour brandir l’étendard intouchable de l’atteinte aux enfants, « à nos enfants ».
Soutenir que le professeur d’histoire-géographie a été décapité par les réseaux sociaux serait excessif, mais la vérité n’est hélas pas si loin. La mort de Samuel Paty est un assassinat terroriste, mais aussi un échafaud médiatique, une guillotine qui a fonctionné au vu de tous, de nous tous, en plein jour, en pleine rue. Sur la place publique, la vraie, dans un pays qui a aboli la peine de mort il y a 50 ans.
Ce drame, qui aurait pu rester un atroce fait divers s’il avait été question d’un règlement de comptes direct entre un professeur et un parent d’élève, soulève autant de questions qu’il a suscité de réactions de tristesse, d’angoisse, de colère, de rassemblements et de soutiens.
Au premier rang des accusés, la toute et folle puissance d’internet et des réseaux sociaux. Au nom de la transparence, tout est permis et la délation, encore elle, pourtant de tous temps si méprisable, semble devenue morale. Dans ce nouveau monde, qui surgit dans l’indifférence générale, on peut dire tout et n’importe quoi, l’essentiel est aujourd’hui de briser le silence en toutes circonstances, à la moindre contrariété et d’en faire profiter tout le monde. Dans un tel contexte, on comprend bien qu’il est devenu impossible de distinguer le vrai du faux, tous les amalgames sont permis, un simple détail modifie tout et l’exagération devient meurtrière. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on laisse faire. Les morts se suivent et ne se ressemblent pas, mais l’exécuteur de la pire des basses œuvres est le même : la toile. Là où tout le monde balance tout le monde. Là où rien ne s’efface. Là où tout se voit dans un monde qui reste aveugle et tolérant face au monstre qu’il a créé.
Evidemment et comme souvent, de nombreuses interrogations légitimes, mais qui peuvent prendre la forme de procès d’intention plus ou moins acceptables, surgissent et succèdent aux lendemains sanglants.
Comment se fait-il, en effet, que les menaces manifestement sérieuses qui pesaient sur ce professeur n’aient pas été suivies de mesures de protection ? A fortiori en plein procès Charlie et quelques jours après l’homme au hachoir à proximité des anciens locaux de Charlie ? Comment se fait-il que l’assassin abattu, âgé de 18 ans, dont on rappelle à l’envi les origines tchéchènes, n’ait pas été identifié par nos services de renseignements, compétents et aux aguets, alors que d’aucuns évoquent plutôt une radicalisation, éloignée de la mosquée et des clichés, qui serait survenue dans sa chambre en surfant sur les réseaux sociaux ? Tiens, que c’est surprenant, un jeune homme de 18 ans enfermé dans sa chambre, scotché à son téléphone et nourri aux réseaux sociaux ! Enfin, au cœur de cette tragédie repose l’enjeu de l’indispensable enseignement, notamment à nos enfants, de la liberté d’expression, fondamentale mais pas absolue, qui autorise la critique, le blasphème voire l’insulte d’une religion mais pas de ses adeptes et qui interdit la diffamation, l’injure ou encore les appels à la haine, les propos racistes ou homophobes et qui a acquis sur les réseaux sociaux une dimension sans limite et sans fin. Difficile de ne pas ressentir la profonde crainte de certains enseignants, qui hier encore se sentaient libres et aujourd’hui menacés de mort. En France. En 2020.
Si nous savions notre monde déjà petit, l’assassinat de Samuel Paty nous rappelle, bien tristement, que les réseaux sociaux l’ont rendu minuscule et la monstruosité de ce monde virtuel s’oppose radicalement à la condition humaine de l’assassin et de sa victime. »
Marie Burguburu
Avocate au Barreau de Paris
Tribune à retrouver également en version courte dans l’Opinion du 22 octobre 2020.