Quel projet pour la post social démocratie ?: Résumé des débats de l’Université d’été

Kemal Dervis,  vice-président de Brookings Institution, président du Conseil international de Akbank, ancien directeur général du PNUD, ancien ministre turc de l’économie.

Marcel Gauchetphilosophe et historien, directeur d’études à EHESS, rédacteur en chef de la revue Le Débat.

Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères.

Animateur : Gilles de Margerie

Université d'été 2012

Gilles de Margerie :

La nouvelle équipe gouvernementale a conscience des défis futurs (maîtrise de la dette, gestion de la crise), ce qui implique une capacité à redonner à la France un rôle moteur en Europe.

Le compromis qui caractérise la social-démocratie européenne ne s’est jamais ancré dans la pratique politique française : comment pouvons-nous en France inventer un tel projet ?

(Interruption par La Barbe, constatant 21 intervenants masculins sur 24. Les Gracques ont retenu le message. Gilles de Margerie a rappelé que pour la première fois, nous avons un gouvernement qui respecte la parité.)

 

Marcel Gauchet :

Nous sommes les héritiers de la social-démocratie. Si ses recettes ont perdu de leur pertinence, l’héritage de justice sociale conserve toute son actualité. Quels sont les moyens ou les instruments qui peuvent être les siens dans le monde actuel ?

Il est tout d’abord nécessaire de faire le bilan de la social-démocratie, en particulier de ses limites : celles-ci découlent des changements intervenus dans la géographie économique mondiale, les changements dans les systèmes productifs (économie de la connaissance) et dans la société (individualisation par opposition aux classes sociales). La social-démocratie est-elle un socle incontestable ? Le modèle européen est-il encore pertinent ? Celui-ci semble historiquement dépassé puisque l’Europe est en train de s’aligner sur un programme libéral. Cette vision enferme les sociaux-démocrates dans une stratégie défensive. La gauche social-démocrate doit retrouver une audience sur fond d’un grand scepticisme. C’est à cette difficulté que va se trouver confronté, entre autres, le nouveau gouvernement français.

Répondre à ces défis suppose de reformuler un projet social-démocrate adapté au monde dans lequel nous vivons. Il doit reposer sur une gestion rigoureuse mais surtout sur une capacité de proposition.

La rupture sarkozyste constitue un antimodèle. L’échec de la stratégie de réforme sarkozyste est notable. Ainsi, la négociation avec des partenaires sociaux fantomatiques, car peu représentatifs, ne mènera à rien. La Gauche, en tant qu’héritière des Lumières, doit reprendre l’initiative. L’exigence de justice constitue une de ses composantes principales. C’est elle qui lui donnera la capacité de faire adhérer les populations à un projet raisonnable.

Le régime de technocratie bienveillante, ne prenant pas en compte les populations, est à bout de souffle. La décennie passée a consacré le vide doctrinal des gauches sociale-démocrates face à l’évolution de l’idéologie libérale. La crise a bouleversé cet ordre. La pensée sociale-démocrate peut reprendre l’initiative, par l’audace intellectuelle et la discussion sans sectarisme. Il faudra trouver la bonne grille de compréhension pour rendre intelligible la crise.

L’Etat incarne la sacro-sainte notion de service public, à laquelle il faut donner un contenu. Il faudra pour cela rendre les services publics plus efficaces, par opposition à la politique du moindre coût.  Il s’agit de préserver la qualité future de l’hôpital public, pour lequel les Français ont le sentiment d’une dégradation progressive. Il s’agit également de la scolarisation de la petite enfance. Celle-ci ne se réduit pas au problème de garderie des enfants pour favoriser l’activité des femmes, mais constitue aussi une question de justice sociale. La notion de Travail doit être entièrement repensée. Certaines notions ont fait la preuve de leur nocivité : « travail non qualifié », « société post-industrielle ». L’exemple de l’Allemagne montre que ces notions, en plus d’être dégradantes pour les individus, n’ont aucun sens. Il apparaît indispensable que la social-démocratie remette le travail au centre de la société et restaure la dignité des personnes.

 

Kemal Dervis :

La social-démocratie ne doit subir aucun changement radical : les grands principes demeurent. Dans un contexte globalisé, le défi réel est celui des outils.

Si l’on parle post social-démocratie, il faudrait également parler de post-libéralisme car la Droite est confrontée aux mêmes difficultés que la Gauche, en premier lieu, l’incapacité à alimenter une croissance soutenable dans les pays développés. La dette brute des USA est plus importante que celle de l’Eurozone, relativement à la richesse nationale. Le second problème de la concentration des revenus alarme de plus en plus aux Etats-Unis, où 1% des plus riches ont reçu 24% des revenus en 2007. Ce constat s’applique également à la Chine, tandis que l’Europe fait jusqu’à présent exception. Mais le modèle européen pourrait être contraint de s’aligner du fait de la crise actuelle.

 

Kemal Dervis envisage deux chantiers majeurs pour la social-démocratie :

1er chantier : une réponse social-démocrate à chaque niveau. Dani Rodrik, professeur à Harvard, explique qu’il faut ralentir la mondialisation, qui a pris le pas face à la démocratie. Il faut utiliser la grille des quatre niveaux de gouvernance : niveau local (cité, région), Etat-Nation, continental (surtout en Europe), niveau mondial, pour appliquer à chacun de ces niveaux les principes de la social-démocratie de façon cohérente. Un contre-exemple frappant est la nomination comme conseiller de Barack Obama du CEO de General Motors. Il s’est avéré un peu plus tard que GM ne payait pas d’impôts aux Etats-Unis, ce qui a créé un scandale.

2ème chantier : L’organisation du travail. Celle-ci passe notamment par la formation tout au long de la vie, la flexibilisation de la retraite pour prendre en compte les choix personnels. En matière d’immigration, face à la Droite qui reprend l’initiative (Romney veut accorder des permis de séjours permanents aux étrangers ayant obtenu un diplôme supérieur), la Gauche ne peut se limiter à l’immigration familiale.

 

Hubert Védrine :

Parler de post social-démocratie supposerait qu’elle soit morte. Or, bien qu’il y ait peu de sociaux-démocrates en dehors d’Europe, les sociétés développent ce type d’aspirations. Y a-t-il des sociaux-démocrates dans les pays émergents ? S’ils n’existent pas, il faudra s’allier avec les courants qui leur sont les plus proches.

Rien ne dit à l’avance que ce sont les sociaux-démocrates qui réussiront le mieux à prendre en compte les défis de demain. Réussiront-ils à établir une croissance durable, sans bulles spéculatives, dans laquelle le système financier serait revenu aux fondamentaux ? En outre, la social-démocratie se doit d’introduire la transition écologique, et ne peut la sous-traiter. Cette transition, qui inclurait la comptabilité des stocks et non celle des seuls flux, peut être source de croissance.

Le sentiment d’impuissance ronge la démocratie. La démocratie représentative a besoin d’un nouveau souffle, qui peut prendre la forme de la démocratie participative.

Dans un contexte de compétition internationale, les Européens hésitent entre un paradis moral, éthique ou une entité de puissance raisonnable. Les Européens sont plutôt hostiles à la notion d’Europe puissance mais souhaitent un vaste espace protégé. Ces questions se cristallisent sur celles des mouvements migratoires. Cet enjeu complexe se présente différemment en fonction des régions, avec en particulier la forte croissance des migrations Sud-Sud. Il convient d’ajuster les flux aux capacités d’accueil.

Parce que les occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance, les Européens souffrent du sentiment anxiogène de perte de pouvoir, perte de citoyenneté. Ils sont confrontés à un choix : stabiliser la ligne politique et les limites géographiques de l’Union Européenne. En particulier, il sera nécessaire de déterminer une fois pour toutes les limites de l’UE et d’envisager la suppression du commissariat à l’élargissement quand ce processus sera achevé.

 

Gilles de Margerie :

La vie de la société française se caractérise par la faiblesse du dialogue social. L’Etat doit être capable d’insuffler un nouveau souffle aux négociations entre partenaires sociaux. Quelle est la légitimité politique d’une Union Européenne qui s’est dotée des apparences de légitimité démocratique ?

Kemal Dervis :

Les partis politiques sociaux-démocrates devraient compter dans leurs instances dirigeantes au moins un dixième de représentants venus d’autres pays européens.

Hubert Védrine :

Les aspirations doivent trouver un cadre. Rien ne se substituera à la légitimité des institutions nationales. Les divergences nationales sont plus fortes : la langue est une barrière, l’éloignement aussi. La comparaison avec les Etats-Unis a d’importantes limites. Il est donc important d’organiser la complémentarité des niveaux de décision.

Marcel Gauchet :

L’évolution de l’offre politique est allée à rebours de la demande sociale. L’exaltation de la société civile (« dialogue social ») ne signifie rien. Une société hyper-différenciée, individualisée est une société où la capacité d’expression publique est limitée, d’où la crise de la représentation.

Le système de la construction européenne est aujourd’hui dépassé. La Commission européenne ne pourra pas devenir le nouvel exécutif européen. Par rapport au choc de la mondialisation, les institutions européennes sont incapables d’articuler une réponse.

Il existe des contradictions entre les codes génétiques des partis socialistes ou sociaux-démocrates, qui sont essentiellement nationaux. Seront-ils capables de transcender leurs racines nationales ? En particulier, le parti Socialiste français est un parti d’élus, que les questions transnationales les intéressent peu. Il faut faire de l’Europe un espace clivé politiquement.

Kemal Dervis :

Le parti du Travail Brésilien, le parti du Congrès Indien seront des partenaires futurs.

La prise en compte dans la conscience nationale du niveau mondial est un défi comparable à celui de la prise en compte de l’intérêt général. Il s’agit d’un saut de conscience du même ordre.

Réhabiliter le politique en réussissant le changement : Résumé des débats de l’Université d’été

Rushanara Ali, député du Labour.

Bozidar Djelic, ancien vice-premier ministre de Serbie.

Enrico Letta, député au parlement italien, ancien député européen, ancien ministre de l’industrie et du commerce extérieur.

Michel Sapin, ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du dialogue social.

Animateur : Bernard Spitz

Enrico Letta :

La situation politique italienne, avec son gouvernement technique, est très étrange. Ce que fait Mario Monti est remarquable. Toutefois, il s’agit désormais de chercher une coalition politique pour les nouvelles élections. Actuellement le gouvernement dispose de 85% de soutien au Parlement, mais les partis qui soutiennent le gouvernement n’ont que 51% de soutien dans l’opinion.

Le premier grand paradoxe est celui « du donné et de l’enlevé ». Jusqu’à présent la politique se disputait sur « à qui donner quelque chose » : aux classes moyennes, aux riches, aux pauvres… Aujourd’hui la question porte sur « à qui enlever des choses ». Cela rend la politique beaucoup plus exigeante. Le Conseil européen a compris que si cela dure les populismes vont gagner du terrain. La France a une chance, du point de vue des institutions : les populismes sont peu représentés. Inversement, en Italie, le même tiers de vote populistes qu’en France risque de rendre le système ingouvernable. Voici trois constats majeurs.

–        Tout d’abord, internet a changé le mot « autorité » (autorevolezza, qui signifie également crédibilité) dans la politique et dans nos vies. Auparavant l’autorité était liée au monopole de l’information. Désormais c’est l’exemple qui donne la crédibilité, l’exemple de la vie personnelle. Les partis démocratiques, du progrès, doivent faire en sorte que le politique gagne en crédibilité, en plus de la seule autorité.

–        Les citoyens sont dans une situation de fatigue vis-à-vis de la politique, notamment sur les thèmes de l’emploi, de l’avenir des jeunes…  Il est donc important que le politique soit aux côtés des citoyens les plus faibles, qu’il leur dise, même s’il ne peut tout résoudre : « you’ll never walk alone ».

–        Le saut vers une Europe fédérale est nécessaire. Autrement, la financiarisation de l’économie aura gagné. En effet la finance vit dans le temps court, l’industrie et la politique dans le temps long. Le saut vers une Europe politique nous aidera donc à gérer ce qui ne pourra l’être autrement : la finance. Les Etats-Unis ont maîtrisé la crise car ils ont des institutions fédérales. En Europe, le vote à l’unanimité rend cette réactivité impossible : il a fallu 26 sommets européens avant d’aboutir au mécanisme européen de stabilité. Les institutions européennes ne peuvent plus continuer à être à ce point éclatées, entre M Barroso à la Commission, M Van Rompuy au Conseil Européen, la présidence tournante, et Catherine Ashton en tant que Haut Représentant. Il est indispensable d’établir un interlocuteur unique.

 

Voici maintenant l’intégralité du discours de Bozidar Djelic.

Bozidar Djelic, ancien vice-premier ministre de Serbie.

 

Chers amis,

 

Merci beaucoup pour votre gentille invitation. J’attends depuis dix ans, depuis mon entrée en politique le moment où la gauche sera en même temps au pouvoir dans mes deux pays d’attache, la France et la Serbie… J’ai bien peur que ce soit encore raté…

 

En effet,  malgré un résultat très solide aux législatives du 9 mai de notre Parti Démocrate, la très courte et très inattendue défaite du Président Tadic au second tour de la présidentielle du 20 mai a changé la dynamique politique du pays.

 

Notre allié du gouvernement précédent, le Parti Socialiste de Serbie, appâté par le poste de premier ministre offert par notre concurrent nationaliste, le Parti Progressiste, à son dirigeant Ivica Dacic, a préféré retourner dans le giron où l’avait placé son fondateur Slobodan Milosevic. On ne se refait pas, dirait-on…

 

Du coup, le parti social-démocrate européen qui a connu la plus forte progression ces dix dernières années, en passant de 10 à 30% des voix, notre Parti démocrate serbe, va malheureusement devenir un  parti d’opposition.

Il ne me reste plus qu’à vous demander de rester au pouvoir suffisamment longtemps en France pour que l’on puisse enfin œuvrer ensemble…

 

Le renversement d’alliance qui vient d’avoir lieu, joint aux effets de la crise qui a mené à un taux de chômage insupportable de 25%, ne va pas aider à faire réhabiliter la politique en Serbie. C’est notre sujet d’aujourd’hui.

 

On le sait bien, la politique a mauvaise presse en Europe. Cela a certes toujours été le cas, mais c’est aujourd’hui plus vrai que jamais. Les enquêtes en sont un des témoins.

 

Ainsi, l’Eurobaromètre de l’UE montre depuis 2007 que les habitants de notre continent font preuve d’un pessimisme croissant sur leur perspective de vie et la capacité des politiques d’améliorer cet état de fait.

 

On parle de cinq longues années pendant lesquelles en moyenne les trois quarts des citoyens européens ne voient pas le bout du tunnel et ne croient pas que les élites politiques pourront les sortir du pétrin.

 

Cela étant, en raison du décrochage de la périphérie méditerranéenne par rapport au cœur économique germano-scandinave ces moyennes sont plus trompeuses que jamais. Ainsi, selon le dernier Eurobaromètre, 99% des Grecs, 96% des Espagnols, 91% des Italiens et 86% des Français pensent que cela va mal, alors que 85% des Suédois, 78% des Allemands et 65% des Finlandais et des Autrichiens pensent que les choses vont bien….

 

Si, sans surprise, la politique va mal là où les choses vont mal, on peut en revanche être très surpris de voir que cela ne va guère mieux pour la politique là où les citoyens pensent que les choses ne vont pas si mal. Le renforcement des extrêmes en Grèce peut attrister mais ne peut surprendre. En revanche, l’émergence d’une droite chauvine aux Pays Pas, qui vient de faire tomber le gouvernement, tout comme en Suède, Finlande ou en Autriche, montre que le succès économique n’est pas la seule déterminante du soutien à une politique rassembleuse et tolérante.

 

Par ailleurs, le dernier rapport de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement sur la Transition montre une très forte érosion du soutien à la démocratie et aux valeurs européennes à l’Est du continent, en particulier dans les pays qui ont récemment rejoint l’Union européenne.

Cela non plus n’était pas prévu au programme. L’intégration européenne devait être le grand transformateur politique, le pacificateur dont avaient besoin les sociétés post communistes et post conflits comme en ex-Yougoslavie.

 

Du coup, l’idée rassurante selon laquelle le retour de la croissance et le renforcement dans la douleur de l’Europe vont mécaniquement réhabiliter la politique ne tient pas la route. 

 

Est-ce grave ?

 

Certains disent qu’à l’époque des réseaux sociaux et de l’organisation citoyenne la politique traditionnelle, celle de l’homme d’un certain âge, encravaté délivrant un discours technique par le biais des médias électroniques a fait son chemin.

 

On voit bien que les politiques cherchent de nouveaux formats,  en allant dans les talk shows, en se précipitant sur Twitter, parfois avec des effets surprenants en France d’ailleurs pendant les élections législatives… Mais ils seront les premiers à reconnaître que cela ne change pas les choses sur le fond.

 

La politique est le lien entre les citoyens. L’émiettement des couches sociales, le communautarisme, l’absence de buts communs au niveau national et européen, la tendance qui consiste à accuser l’autre de ses propres maux, qu’il soit Rom ou utilisateur de fonds européens, voilà autant d’évolutions qui ont démontré à quel point elles pouvaient être dangereuses.

 

Donc, oui, la panne de la politique, c’est grave.

 

Oui, il faut réhabiliter la politique au sens propre du terme. Pour la réhabiliter il faut d’abord se demander ce qui pourrait l’habiliter à conduire le changement.

 

Etre habilité, c’est être compétent, être apte, avoir la capacité d’intervenir, de diriger.

 

Le problème avec la politique, c’est que ses méthodes ne sont plus acceptées, que ses capacités sont mises en doute. On voit bien pourquoi, des rayons entiers de livres ont analysé les effets de la mondialisation, l’égoïsme sans précédent de la génération des baby boomers qui refusent de laisser un peu plus d’espace budgétaire à leurs propres enfants, ou encore l’affaiblissement du lien social qui rend toute action collective difficile.

 

Or, cet état de fait est particulièrement dérangeant pour la gauche, les progressistes, car notre fondement même est la croyance en la possibilité de changer le monde, de travailler ensemble pour aider les plus démunis, pour que cela aille mieux pur tout le monde.

 

Que faire pour habiliter et donc réhabiliter la politique, là est évidemment la question centrale.

 

Permettez-moi d’offrir trois pistes pour l’avenir.

 

Tout d’abord, il faut refonder l’action politique en en définissant les nouvelles limites, en particulier dans le social. Ainsi les citoyens sauront à quoi s’en tenir. Les déceptions mutuelles politiques-citoyens seront ainsi mieux évitées. Le rapport Beveridge a redéfini en son temps le champ du politique et le triangle du dialogue social. Il n’est plus opérant, avec la fiscalisation des régimes sociaux et l’effet corrosif et inévitable de la mondialisation, où les syndicats protègent encore mieux ceux qui sont déjà parmi les plus protégés et ne peuvent en fait rien pour ceux dont le poste est concerné par le partage international et non géré du travail.

 

La bonne nouvelle est que cette redéfinition n’est pas seulement dans le sens du moins, moins de protection, moins de droits. Le nouveau rapport Beveridge n’est pas seulement la version tronquée du précédent.

 

Le progrès technologique et la mondialisation font qu’une série de services étatiques sont à présent à la portée du grand nombre. Diagnostic à distance de spécialistes, éducation efficace pour les postes recherchés, l’Etat peut ici faire plus qu’avant. Autant dire clairement où la politique à présent peut faire moins mais aussi plus et définir la nouvelle charte des droits et des obligations, en lien avec le monde réel et tel qu’on le désire.

 

D’autre part, la nécessité d’inclure dans la force de travail les nouvelles générations, celles où une moitié n’a jamais travaillé et où une bonne partie de l’autre moitié a le sentiment de galérer, nous force à hiérarchiser plus honnêtement les objectifs vis-à-vis des jeunes générations.

 

Doit-on vraiment maintenir les objectifs quantitatifs volontaristes record pour l’éducation supérieure classique dans la décennie à venir ? On ne reparlera pas de l’exemple usé jusqu’à la corde de la formation courte puis continue allemande, mais on voit bien qu’entre les besoins cent fois avérés du marché et la préférence sociale il y a encore un fossé.

On ne peut plus faire semblant qu’il n’y a pas de Chine et d’Inde où se trouvent les concurrents directs pour les postes des jeunes des banlieues ou des classes moyennes inquiètes. Tout le monde ne pourra pas sortir par le haut, par une avance technologique, c’est déjà trop tard. Autant prendre le taureau par les cornes et définir sur quels métiers et comment gagner les postes que nous concurrencent les grands acteurs émergents.

 

Enfin, en jouant de sa puissance économique pour devenir un acteur politique, l’Europe pourrait aider la politique nationale à se réhabiliter tout en se sauvant elle-même.

 

Les élites disent que l’Europe est l’espace pertinent pour adoucir les effets de la globalisation. Les citoyens s’en méfient. Les deux ont raison. Peut-être est-ce parce que l’Europe n’a plus gagné de bataille depuis l’Airbus.

 

Les débats durs d’aujourd’hui, du dernier sommet, où le Royaume Uni tout comme les autres ennemis de l’Union politique sortent du jeu, ouvrent peut être une fenêtre d’opportunité. Pour une Europe plus forte car ancrée dans la nécessité. Pour une Europe plus appréciée car autorisée à ne plus être l’éternelle naïve que les Etats Unis et la Chine prennent pour argent comptant, toujours ouverte et jamais suffisamment unie pour faire valoir son droit.

 

Voilà trois débats où les progressistes ont un avantage concurrentiel certain. Autant l’utiliser.

 

Merci beaucoup pour votre attention.

 

Michel Sapin :

La situation en France est plus simple que dans d’autres pays : Président, Parlement et régions sont de la même couleur politique. La question est donc : comment retrouver l’efficacité du politique ? Les constats sont les suivants :

–        Nous vivons dans un monde global.

–        Il se caractérise par la financiarisation, c’est-à-dire le court-termisme de l’information.

–        La multiplication des acteurs. Le syndicalisme (patronal ou salarial) en est l’illustration.

Est-ce pour autant la fin du politique ? C’est l’inverse. C’est parce que le monde devient global, de court terme et avec de nombreux acteurs que le politique est nécessaire. Je souhaite vous faire part de trois constats.

–        La maîtrise du temps. Le manque de maîtrise du temps est le reproche que l’on peut faire à l’Europe, qui agit toujours « trop peu, trop tard ». Avec le dernier sommet  européen, peut-être a-t-on enfin retrouvé un temps d’avance.

–        La question productive. L’ambition d’Alain Madelin, ministre de l’Industrie, était qu’il n’y ait plus de ministère de l’industrie. Cela a changé, il est désormais temps de revenir à une politique industrielle. Les questions stratégiques, de mise en commun, au-delà d’une entreprise ou d’un pays, de l’innovation et de la recherche, rendent leur légitimité à l’Etat stratège.

–        La capacité à trouver un consensus pour répondre aux difficultés majeures du moment. Depuis la fin des Trente Glorieuses le dialogue social a échoué à trouver une solution, on a donc demandé à l’Etat de s’y substituer. L’Etat doit donc surmonter la multiplicité des acteurs pour créer des synergies. Le politique retrouve donc la capacité de proposer des démarches pour mettre en route ces synergies. Ainsi, la grande conférence sociale n’a pas pour objectif d’aboutir à des décisions concrètes, mais de définir un agenda et des procédures : la concertation, l’autonomie totale des partenaires sociaux.

Rushanara Ali :

Chaque parti a sa part de responsabilité dans la perte de crédibilité du politique. Au Royaume-Uni, après le scandale des banques et des écoutes téléphoniques, les institutions ont perdu de leur crédit. Pour restaurer ce crédit, il est important de donner aux jeunes l’exercice des responsabilités, pour éviter que la génération perdue au sens économique ne devienne aussi une génération perdue au sens politique. Les jeunes doivent pouvoir être impliqués dans la politique, dans les partis. En particulier il faut éviter que les énergies ne se perdent à l’issue des élections. La question principale concernant les jeunes est de rendre la politique intéressante et excitante pour eux.

Enrico Letta :

Mario Monti a un rôle politique, au-delà de l’actuel gouvernement technique. Mario Monti avait commencé à chuter dans les sondages ; aujourd’hui il triomphe car les citoyens voient un homme politique qui ne cherche pas quelque chose pour lui, mais au contraire qui inclut un maximum de partenaires. Le couple moteur est désormais Hollande-Monti, car Hollande dispose d’une légitimité que Merkel n’a plus. Concernant le cumul des mandats, la règle actuelle est de trois mandats mais un débat est en cours. Il est important que les citoyens aient des représentants qui ne soient pas uniquement des professionnels de la politique.

Bozidar Djelic :

En Serbie, la loi obligera à ce qu’il y a ait un tiers de femmes au Parlement.

Je me félicite que les financements de l’innovation augmentent. Mais cela ne suffira pas : la Chine produit 25 millions de diplômés par an, dont beaucoup dans les sciences et les techniques. En contrepartie, on espère que la Chine s’embourgeoisera assez rapidement pour ne pas détruire nos systèmes sociaux. C’est déjà en partie le cas. La Serbie, qui a les salaires les plus faibles d’Europe, est, dans certains secteurs, de nouveau compétitive par rapport à la Chine, on observe donc des phénomènes de relocalisation. Il y a là une opportunité de réindustrialisation européenne.

Auparavant la France et l’Allemagne avaient le même surplus commercial dans l’industrie automobile, ensuite leurs situations ont divergé. Que s’est-il passé ? L’Allemagne a joué la carte de l’Europe, beaucoup plus que la France, en délocalisant une partie de son industrie en Europe de l’Est. La France n’avait jusqu’ici quasiment rien délocalisé, elle doit donc, avec la crise, délocaliser massivement.

L’Europe dispose d’un atout, les pays du pourtour méditerranéen. En donnant à ces pays, elle reçoit également, à l’instar de ce qu’a fait l’Allemagne avec l’Europe de l’Est. C’est par cette voie que l’on retrouvera des emplois de qualité en Europe.

Michel Sapin :

Concernant le dialogue social, un fossé se creuse entre ceux qui ont un emploi, bien formalisé et protégé, et ceux qui vivent dans un monde peu formalisé et peu reconnu mais qui devient majoritaire dans la société : CDD, intérim… L’enjeu est que ce monde revienne dans le champ de la négociation sociale.

Au niveau européen, promouvoir l’idée qu’il ne peut y avoir une économie performante sans une société qui fonctionne bien est décisif. Cela ne peut pas de faire dans un seul pays. Par exemple, la notion de salaire minimum doit s’appliquer dans tous les pays européens. Et inversement, ce salaire minimum pourra être assoupli en France, car certains salaires conventionnels peuvent être plus avantageux que le salaire minimum.

Autorevolle’ signifie en italien avoir confiance, donner confiance. C’est donc faire en sorte que le politique, malgré ses difficultés, soit respecté, et que les citoyens aient des attentes envers lui, sur le fond et non sur la forme. Plus on a d’ambition politique, plus on doit avoir de modestie dans l’exercice des responsabilités. Mario Monti en est l’exemple.

Le temps et la durée. Nous avons un avantage en France, qui donne une grande autorité : le fait d’avoir une majorité stable pendant cinq ans. Mais cette force ne doit pas se transformer en usure du temps. Dans l’opposition, on emmagasine du savoir et, au pouvoir, on le régurgite. Puis on s’épuise de nouveau. On ne peut surmonter ce cycle sans s’inscrire dans une durée de dix ans, car c’est à cette échelle de temps que se traduit une politique industrielle, d’éducation… Il faut donc que ceux qui n’exercent pas le pouvoir apportent ce renouvellement continu, afin que la pensée politique soit toujours en avance sur le temps d’aujourd’hui.