L’heure de vérité va sonner sur ce sujet crucial, où les calculs politiciens et les formulations de compromis illisibles apparaissent dérisoires face à l’enjeu de la sauvegarde, à l’horizon d’une génération, de notre régime de répartition fondé sur la solidarité inter-générationnelle.
Quiconque a pris connaissance des multiples projections établies ne peut plus promettre de continuer à travailler moins longtemps en conservant un niveau honorable des pensions. D’ailleurs, même s’ils se déclarent majoritairement hostiles au relèvement de l’âge légal, les Français ont bien compris cette nécessité de travailler plus longtemps, à en juger par les résultats d‘une récente enquête où ils situaient l’âge de départ acceptable pour une bonne retraite à 62 ans.
Dans un tel contexte, s’accrocher à l’âge légal de 60 ans comme à un symbole politique n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Prôner que chacun doit continuer à pouvoir partir à 60 ans selon une logique de retraite choisie, en arbitrant le couple âge/revenu quel que soit le niveau des annuités, est une position de nature à saper les bases de solidarité collective qui fondent notre système de retraites par répartition. Quant à prétendre traiter le problème du financement par la seule hausse des prélèvements qui devrait alors dépasser cinq points pour couvrir l’horizon 2020, ce serait sacrifier notre compétitivité -donc nos emplois- dans le monde de demain.
Mais au delà, est-il cohérent et responsable de ne pas dire clairement à tous nos concitoyens qu’il faudra travailler plus longtemps si l’on veut à la fois maintenir un bon niveau des pensions et assurer une prise en charge socialisée des enjeux du vieillissement dans les décennies à venir, en termes de soins comme de « care » ? De nier que toutes les catégories d’actifs devront participer à l’effort collectif durable qui s’impose, y compris les fonctionnaires et l’ensemble des agents publics ? Sans même parler, à l’autre bout de la chaîne des générations, du vaste effort qui reste à faire et à financer pour mettre en œuvre une politique ambitieuse de la petite enfance, tournée vers la qualité de la prise en charge des enfants mais aussi vers la promotion de la continuité de l’activité et des carrières des femmes .
Bien évidemment, admettre que l’âge légal n’est pas un tabou n’en fait pas pour autant l’alpha et l’oméga de la réforme. Cela suppose au contraire de dégager des garanties d’équité et de viabilité pour des carrières plus longues.
Il s’agit d’abord de préserver la possibilité ouverte par la loi de 2003 de partir avant l’âge légal en vigueur à un moment donné, quand on a accumulé le nombre d’annuités nécessaire à ce stade-compte tenu du relèvement progressif de la durée de cotisation exigible- pour bénéficier d‘une pension complète. Même si le dispositif est coûteux, il doit être maintenu au nom de l’équité à l’égard de celles et ceux qui ont commencé à travailler très tôt, et qui ont d’ailleurs souvent aussi effectué des métiers pénibles et profiteront moins longtemps de leur retraite. Ce régime ne doit pas être dénaturé par de nouvelles contraintes, et doit être couvert par une hausse des prélèvements calibrée selon des modalités équitables incluant une taxation additionnelle spécifique des plus hauts revenus.
Il s’agit aussi de prendre en compte la pénibilité accumulée sur l’ensemble d’une carrière. La démarche est complexe, difficile à traduire dans des dispositifs qui évitent les injustices flagrantes, les dérives ou les abus. L’approche fondée sur l’appartenance à des métiers déterminés a ses limites. Elle prend en effet mal en compte tant l’évolution des conditions d’exercice de tâches jadis considérées comme pénibles, qu’au contraire l’émergence d’une forte pénibilité dans des métiers autrefois préservés. Elle englobe aussi des personnes qui ont travaillé dans des activités exposées mais dans des emplois qui l’étaient moins. L’approche individuelle permettrait en théorie de mieux prendre en compte la diversification des parcours professionnels, la différenciation des conditions effectives de travail au sein des mêmes métiers et les effets de la précarisation. Mais elle suppose de pouvoir objectiver dans un cadre médical fiable et contradictoire l’impact du déroulement de carrière de chaque salarié sur sa santé, au-delà du champ bien identifié des maladies professionnelles. Il faut en tout état de cause poursuivre la réflexion et le dialogue sur ce terrain, en vue de déboucher sur des modalités robustes et équitables.
Enfin, il faut rendre plus crédible et soutenable l’exigence d’allongement de la vie active par une politique active du travail et de la santé au travail, incitant fortement les employeurs à développer des modes d’organisations et de management susceptibles notamment de réduire l’usure professionnelle des salariés,, de favoriser des mobilités fonctionnelles tenant compte de l’âge en fin de carrière, d’accroître la satisfaction au travail.
En somme, le curseur de l’âge légal ne doit pas figer le débat social sur les retraites dans notre pays ni justifier une emphase verbale qui masque trop souvent le conservatisme de la pensée ou la défense des corporatismes. Pour protéger la justice sociale face au défi des retraites, il y a d’autres voies que le déni des problèmes ou la crispation sur les symboles.