Tribune : « Souveraineté : le cloud oui, Carrefour pas forcément »

« Alors que la France s’est inquiétée de voir passer Carrefour dans le giron canadien, de peur que la souveraineté alimentaire soit menacée, l’Europe est chaque jour rendue plus vulnérable par une révolution numérique qui se fait sans elle.

Certains faits devraient pourtant tirer le signal d’alarme, et provoquer a minima le même sursaut. La veille de son départ, Donald Trump signait un décret pour faciliter la rétention de données des opérateurs de cloud américains. Plus tôt, le refus des géants du cloud d’héberger le réseau social Parler suffisait à le faire temporairement disparaître. En seulement quelques jours, 2021 nous rappelle combien la technologie est un élément clé de souveraineté.

Il est temps de réévaluer nos priorités, à un moment où la crise rend ces questions de souveraineté d’autant plus visibles. Car lorsqu’il faut se protéger, on ne peut souvent compter que sur soi-même. La crise sanitaire l’a montré : l’approvisionnement poussif en masques, tests, médicaments, respirateurs, et même vaccins, est symptomatique de la position de faiblesse de l’Europe dans les chaînes de production mondiales.

Le cloud, aspirateur de valeur

La crise a aussi révélé que la technologie constituait une nouvelle zone de vulnérabilité, alors que les mesures de distanciation faisaient exploser les usages numériques et renforçaient la place des mondes virtuels dans nos vies. Notre dépendance aux services, matériels et infrastructures technologiques américains et chinois s’est encore accentuée, creusant le retard du Vieux Continent qui n’a jamais aussi bien porté son nom aux yeux du reste du monde, pendant que les siens restaient fermés.

L’erreur serait de croire que l’ère digitale efface le rôle des Etats. Le nouvel internet qui se construit sur le cloud est aux antipodes de la vision utopiste d’un cyberespace décentralisé et pluraliste. Redoutablement efficace pour les entreprises comme les consommateurs, le cloud sous-tend la plupart de nos services et aspire la valeur, jusqu’à celle de nos objets connectés, dont l’intelligence est progressivement centralisée et partagée depuis les centres de données.

Cette valeur est captée et concentrée par quelques géants, dont aucun n’est européen. Le point commun d’Amazon, Google et Microsoft : faire partie du top 5 des plus grosses capitalisations boursières… et concentrer 70% du marché du cloud. Leurs homologues chinoises, Tencent et Alibaba, ne sont pas loin derrière. L’Europe est absente de la carte, si bien que lorsque l’Etat français cherche un service de cloud pour ses données de santé, elle s’adresse à Microsoft.

Investir et lever les freins

Les technologies dominantes se succèdent sans que jamais l’Europe n’en prenne le leadership. Pour cesser d’avoir toujours une révolution de retard, elle doit jouer dès aujourd’hui les batailles de demain, et investir massivement. L’effort est pour l’instant en-deçà des enjeux : en 2020, l’investissement dans la tech française (5 milliards d’euros) était cinq fois moins important que la collecte du seul livret A (26 milliards), tandis que le capital-risque européen levait trois fois moins de capitaux qu’aux Etats-Unis.

Les initiatives existent, il faut les accélérer. Et déverrouiller certains freins. Pour n’en citer qu’une poignée : la réglementation prudentielle des assureurs (Solvency II) et banquiers (Bâle III) qui pénalise encore trop lourdement l’investissement dans les entreprises non cotées ; les placements de long terme contrôlés par l’Etat, comme les fonds affectés à la garantie de la protection sociale, qui sont encore trop peu mobilisés ; les programmes d’investissement public qui donnent encore trop peu de chances aux entreprises innovantes.

A trop s’attacher aux attributs de notre puissance passée, qui file pourtant inexorablement entre nos doigts, on laisse passer notre chance pour l’avenir. Avec le risque que le mouvement Schumpétérien qui s’accélère ne laisse à l’Europe que la déstructuration, tandis que la création des éléments neufs se fait ailleurs : une véritable bombe à retardement politique, économique et sociale. »

Florian Giraud, vice-président de Shadow, dans Les Echos du 25 janvier 2021.