Souviens-toi, cher Emmanuel.

Une tribune d’Erik Orsenna, parue dans le JDD du 13 décembre 2020. https://www.lejdd.fr/Culture/exclusif-orsenna-interpelle-macron-sur-la-culture-cher-emmanuel-reviens-au-grand-louvre-4011864

« Souviens-toi, cher Emmanuel, monsieur le président.

Au soir de ta victoire, à qui avais tu choisi de dédier tes premiers pas, après cette longue marche qui t’avait conduit au pouvoir ? Au Grand Louvre.

Rappelle toi, tu avançais dans la nuit, ta première nuit de président .

Je ferme les yeux et je te revois car j’étais là.

Je ferme les yeux et j’entends les mots.

Louvre : l’œuvre et l’ouverture.

Grand Louvre, ouvrir grand.

Ouvrir grand la porte au possible.

Et je me disais, ce soir là, puis cette nuit là, je me disais : l’essentiel va revenir, l’élan, la confiance, le dépassement. Oui , l’essentiel est de retour. Vive ce joli mois de mai !

Car telle est la culture, sa raison d’être, depuis le premier dessin sur les parois d’une grotte, depuis la première musique issue d’une flûte taillée dans l’os d’un animal , le premier il était une fois : ouvrir. S’ouvrir pour se grandir.

Ce premier soir, tu ouvrais.

Et maintenant, jour après jour, on ferme .

Quel plus terrible symbole que cette ouverture du Panthéon à un écrivain, en même temps, en même temps que la clôture des librairies ?

Il se trouve, qu’occupant à l’Académie française, depuis maintenant vingt deux ans, le fauteuil de Pasteur, j’ai rencontré dans son Institut d’immenses savants qui m’ont appris des choses en médecine et en épidémies. Je serai donc le dernier à minimiser la crise sanitaire qui nous frappe.

Il se trouve qu’économiste, aussi économiste, je connais les chiffres : la culture est l’un des moteurs les plus dynamiques de notre économie.

De ces deux petits savoirs me viennent deux petites questions toutes simples : sur quelles études vous fondez vous, membres du Comité Scientifique, pour déclarer une foule non contagieuse dès lors qu’elle déferle dans un magasin, et d’autant moins dangereuse que le dit magasin est vaste ? Et pourquoi défendre, quoiqu’il en coûte, l’emploi partout, et se moquer du million d’autres hommes et d’autres femmes, les travailleurs de la Culture ?

La culture, le manque de culture , nous en voyons le résultat avec le désastre de nos enfants en mathématiques. Le virus s’éteindra. Notre déclin s’accélère.

Qui suis-je pour oser tutoyer ?

Qui suis je pour te parler ainsi ?

Un ami perd-t-il le statut d’ami quand son ami devient Président ?

Oui, qui suis je pour oser me permettre cette mise en garde ?

Cher Emmanuel, monsieur le président, reviens au Grand Louvre .

Pourquoi la culture? Aucune réponse n’est plus simple : au lieu de seulement consommer, toujours et encore consommer, la culture, c’est le chemin pour devenir plus grands, plus divers, plus vivants que nous mêmes.

Nous savons que ce maudit virus adore le froid.

Justement : la Culture, c’est la chaleur. La chaleur de l’humanité en nous.

La chaleur de tous tes jours auprès de Paul Ricoeur, le philosophe de la fraternité.

La chaleur et l’espérance de tes premières heures de président.

La chaleur du Grand Louvre.

La chaleur du possible.

Bon Noël, cher Emmanuel, monsieur le Président. »