L’Europe et les Nouvelles routes de la soie

Cet article est le fruit d’une collaboration entre les Jeunes Gracques et le Groupe d’Etudes Géopolitiques (https://legrandcontinent.eu).

murailles de chine

Les Nouvelles routes de la soie, symboles de l’essor chinois

Paul Valéry a su, en son temps troublé, décrire l’idée qu’un Occidental pouvait se faire de la Chine : un pays immense et impuissant, inventif mais stationnaire, sans envergure ni ambitions. Voici d’ailleurs ce qu’il écrit dans ses Regards sur le monde actuel : « Rien, par exemple, ne nous est plus malaisé à concevoir, que la limitation dans les volontés de l’esprit et que la modération dans l’usage de la puissance matérielle. Comment peut-on inventer la boussole, — se demande l’Européen — sans pousser la curiosité et continuer son attention jusqu’à la science du magnétisme ; et comment, l’ayant inventée, peut-on ne pas songer à conduire au loin une flotte qui aille reconnaître et maîtriser les contrées au delà des mers ? — Les mêmes qui inventent la poudre, ne s’avancent pas dans la chimie et ne se font point de canons : ils la dissipent en artifice et en vains amusements de la nuit. »

Les Jeux Olympiques d’hiver de Pyeongchang, théâtre d’une diplomatie discrète de la Chine autour de la Corée du Nord, et la visite d’Etat récente d’Emmanuel Macron dans le pays ne font que renforcer le caractère anachronique de ces propos, en dessinant le nouveau visage d’une Chine audacieuse, qui, en conservant ses particularismes, renoue avec ses traditions pionnières dont témoignèrent au début du XVe siècle les expéditions de Zheng He, qui mena les vaisseaux chinois jusqu’au Moyen-Orient et en Afrique.

Si les leviers de puissance de la Chine sont innombrables et remarquables – en particulier ses leviers économiques, dont la comparaison avec l’Europe permet d’en saisir la mesure –, l’un d’eux attire particulièrement l’attention, parce qu’il résume la posture géopolitique chinoise tout en étant intensément ancré dans son héritage historique : les Nouvelles routes de la soie.

Histoire d’un concept

Quelles sont ces routes ? Lancées en 2013 par Xi Jinping, le projet a depuis été renommé « Belt and Road Initiative », ou encore « One Belt, One Road Initiative » (Projet une ceinture, une route). Il s’agit d’un projet de deux routes commerciales, maritime et terrestre, devant relier l’Asie à l’Europe en passant par l’Afrique et le Moyen-Orient. L’annonce de ce projet reçoit depuis un large écho en Europe, tant la référence à la route de la soie est évocatrice dans notre imaginaire culturel — c’est d’ailleurs un géographe allemand, Ferdinand von Richthofen, qui donna à ces routes commerciales multimillénaires leur nom en 1877. On pense par exemple aux célèbres expéditions de Marco Polo au XIIIème siècle, bien que leur conséquence directe fût la création d’une école d’étude des civilisations asiatiques, et non l’établissement de relations commerciales durables avec l’Asie. En effet, parti initialement d’Italie afin de réaliser ce dernier objectif, l’explorateur vénitien revint finalement au bout d’une vingtaine d’années avec des connaissances inédites de « l’Extrême-Orient », qu’il fit retranscrire dans le fameux Livre des merveilles.

Mais en réalité, c’est bien avant Marco Polo que fut entreprise la route de la soie. Dès le deuxième siècle avant Jésus-Christ, les empereurs Han envoyèrent des explorateurs à la découverte de l’Asie occidentale, pour ensuite y exporter la soie et d’autres ressources de l’empire. Cette tradition fut perpétuée par les dynasties qui suivirent, et c’est grâce à elle qu’au fil des siècles ces produits atteignirent l’extrémité atlantique de l’Europe. Ainsi, contrairement à ce que l’on pouvait penser, l’initiative était chinoise et non européenne.

Aujourd’hui, le phénomène est similaire. La Chine menée par Xi Jinping entreprend de Nouvelles routes de la soie dont les investissements sont faramineux, de l’ordre du millier de milliards d’euros, même si le projet est loin d’être abouti, comme en témoigne le récit de quelques explorateurs partis évaluer la réalité des infrastructures entre l’Italie et la Chine.

Un projet pharaonique au cœur des ambitions géopolitiques de la Chine

Alors que sa capacité d’exportation ne cesse de croître, la Chine a besoin d’améliorer les infrastructures de transport des pays visés pour maximiser ses profits. Des profits sur lesquels, selon ses ambitions de développement national, elle est peu encline à faire des concessions. En témoigne sa prise d’initiative pour la création de la Banque Asiatique d’Investissements pour les Infrastructures (BAII) et pour l’organisation du Forum des nouvelles routes de la soie.

Bien que souvent évoqué pour parler des investissements et projets commerciaux extérieurs de la Chine, il ne s’agit pas de percevoir ce projet comme un ensemble unique, mais plutôt comme un chapeau recouvrant une diversité de projets bilatéraux, dont la finalité diverge selon l’endroit où ils sont réalisés et les acteurs qu’ils impliquent. Il est par exemple difficile de comparer le rachat en Grèce du port de Pirée par le groupe chinois Cosco en 2015, à l’établissement du China Pakistan Economic Corridor (CPEC) inauguré en 2016. Nous avons là deux projets de nature différente, dont les visées économiques et géopolitiques vont au-delà de celles des Nouvelles routes de la soie.

Le terme de « Nouvelles routes de la soie » s’applique parfois à des projets antérieurs à leur annonciation par Xi Jinping. La Chine possédait déjà huit des dix plus grands ports mondiaux avant l’aménagement de nouveaux ports en Malaisie, dans le détroit de Malacca. Le projet s’intègre alors à la stratégie du collier de perle, un réseau de base et de points d’appui destiné à garantir les approvisionnements chinois par voie maritime, qui fut révélé à l’occasion de la divulgation d’un rapport au secrétaire à la Défense américain Donald Rumsfeld en 2005. Cette stratégie alimente d’ailleurs les tensions, notamment en mer de Chine méridionale, qui devient un enjeu de souveraineté et un lieu de transit stratégique en plus de receler des ressources halieutiques et énergétiques, et dans laquelle le rapport de force penche de plus en plus en faveur de Xi Jinping.

Le terme de « Nouvelles routes de la soie » est aussi utilisé pour parler des ambitions hégémoniques internationales de la Chine sur divers plan. Ce serait une appellation apposée sur la plupart des projets commerciaux chinois réalisés entre l’Asie et l’Europe, mais aussi sur des entreprises plus politiques. Le Forum des Nouvelles routes de la soie, tenu pour la première fois en mai 2017, est une institution qui a clairement pour but d’affirmer l’influence grandissante de la Chine sur la scène internationale, tout en mettant en exergue les sentiments ambivalents que font naître ce projet chez certaines puissances, dont la Russie, ce dont témoigne le discours que Vladimir Poutine a tenu à cette occasion.

Un outil politique chinois face auquel l’Union Européenne doit se positionner

Ce modèle d’institution est qualifié de « minilatéral » cependant, car tous les pays ne sont pas invités à y participer. Cela traduit une volonté des dirigeants chinois de développer prudemment leur leadership international, mais aussi de proposer un modèle alternatif à celui favorisé par les grands absents de ces sommets : les États occidentaux. Le sommet 16+1, organisé chaque année depuis 2012, est exclusivement tenu entre la Chine et des pays d’Europe de l’Est dont la Pologne, la Roumanie, les pays baltes, et ceux des Balkans. Alors que sa vocation à améliorer les relations commerciales entre la Chine et l’Europe de l’Est peut s’apparenter au projet des « Nouvelles routes de la soie », elle a également pour objectif de développer le bilatéralisme dans les sommets internationaux, au détriment du multilatéralisme. Comme le fait remarquer François Godement, ce type de sommet est composé d’un « festival on », où tous les dirigeants se rencontrent et négocient publiquement, et d’un « festival off » durant lequel la Chine négocie des projets avec chaque pays. Le tout sur un modèle gagnant-gagnant, même si le gain de la Chine est généralement supérieur… Un modèle bilatéral qui rebute cependant les pays d’Europe de l’Est contraints par les normes commerciales de l’Union européenne, mais surtout ceux d’Europe de l’Ouest.

Cependant, lors du Forum des Nouvelles routes de la soie de mai 2017, les pays occidentaux (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie ou Espagne) étaient venus nombreux. Il est toutefois pertinent de relever l’absence des États-Unis : était-elle le symbole du désir de la Chine de développer son modèle de gouvernance alternatif ? Quoi qu’il en soit ses ambitions hégémoniques internationales ont clairement été explicitées lors du récent XIXe Congrès du Parti Communiste Chinois : La Chine doit devenir première puissance mondiale d’ici 2049. Même si Xi Jinping ne l’a pas explicité durant son discours, les Nouvelles routes de la soie seront essentielles à la réalisation de cet objectif. Se familiariser avec la notion s’avère donc incontournable. C’est ce défi que semble avoir relevé le Président de la République Emmanuel Macron en s’affichant comme un chef d’Etat capable de prendre le leadership européen, notamment à cet ambitieux projet et en défendant la vision d’une nouvelle route de la soie partagée avec la Chine.