Economie financière, économie réelle: il n’y a qu’une économie de marché

Des gouvernements qui s’écroulent pour avoir perdu sur quelques gestes la confiance des investisseurs, ou parce que leurs banques ont failli; des banques qui meurent, de leur faute ou parce que leur Gouvernement est en faillite,  ferment, et menacent de renvoyer des nations entières quelques siècles en arrière, avant l’invention de la monnaie scripturale ; une noria de transactions virtuelles qui circulent à la vitesse d’un clic et mettent en jeu des masses nominales de capitaux incomparablement supérieures aux échanges de marchandises et de services ; une compétition mondiale pour attirer les opérations de ces capitaux en transit, exacerbée par les paradis réglementaires et fiscaux , véritables passagers clandestins de la mondialisation. Trente ans après le grand mouvement de libération des mouvements de capitaux qui a initié ce qu’on appelle parfois la « mondialisation libérale », et qui est plus précisément la globalisation de l’économie financière, il faudrait avoir le cœur bien accroché pour maintenir que la liberté totale donnée à ces transactions a fait progresser la civilisation. Même le FMI ne le dit plus.

Pour autant, il n’est pas toujours vrai, et rarement utile, de se lamenter que « c’était mieux avant ». Il y a trente ans, les capitaux fous envoyaient à la cave les monnaies plutôt que les banques ou les Etats. Les banquiers étaient des fermiers généraux  qui installaient, à l’abri de toute concurrence, leur octroi pour accéder aux marchés. L’argent était très cher. L’inflation rognait l’épargne des plus modestes. Et si on remonte plus loin dans le temps, bien des choses qui nous arrivent ne sont que des répétitions à l’échelle mondiale de crises financières bien connues, que nous avions oubliées dans la fausse sécurité de cette sorte d’ « entre deux guerres » économique qui a  marqué l’avènement de l’euro .

Comme l’histoire européenne nous l’apprend, au moins depuis que les Rois s’endettaient auprès des juifs et des Templiers, les débiteurs, quand ils ont le pouvoir, ont tendance à reprocher aux financiers les créances qu’ils ont contractées auprès d’eux : et parfois à effacer le banquier en même temps que la créance . Et en sens inverse, on sait depuis des siècles que  les marchés financiers ne savent pas bien estimer les solvabilités : ils financent trop longtemps les gens qui se surendettent, comme ils l’ont fait pour la Grèce, et tout d’un coup ils s’arrêtent, sans préavis.

Et l’histoire mondiale fourmille d’exemples qui nous apprennent que les solvabilités des Etats et des banques sont inextricablement liées : des Etats peuvent faire faillite de n’avoir pas surveillé leurs banques, comme on l’a vu en Islande ; des populistes peuvent gagner 15 points dans les sondages et rendre un pays ingouvernable parce qu’il a fallu secourir une seule banque : c’est ce qui s’est produit, encore cette année, en Italie. C’est dire que ces sujets de réglementation financière  doivent être pris au sérieux.

1/ Si les modèles de la crise sont connus des historiens, ce qui a changé, c’est que la taille de l’économie financière s’est extraordinairement accrue au cours des dernières décennies, et que ses convulsions sont immédiatement mondiales. Il n’y a plus une crise de tulipes aux Pays-bas, une crise de la compagnie des Indes à Paris, une crise immobilière aux Etats-Unis, une crise des pays émergents. Il y a une crise des balances des paiements mondiale, qui se noue ici, sur les subprimes américains, ou là, sur une Grèce dont le PIB est inférieur à celui de la quinzième ville chinoise, ou sur un confetti de paradis fiscal chypriote, et qui grippe immédiatement les mécanismes globaux de recyclage des capitaux , réduisant l’accès au crédit des entreprises, faisant monter au ciel les taux italiens ou espagnols, faisant que déjà un euro dans une banque du Sud n’a plus tout à fait la même mobilité ou la même valeur qu’un euro dans une banque du Nord , et que le coût de l’argent des entreprises en Europe dépend déjà plus de l’adresse de leur domicile que de la solidité de leurs comptes.

Il n’est pas douteux que l’économie financière, des deux cotés de l’Atlantique, s’est développée au cours des vingt dernières années dans des proportions qui menacent le bon développement du reste de l’économie. Certains chercheurs (voir par exemple article du chief economist de la BRI, Stephen Ceccetti : is globalisation great ?) ont même tenté d’établir statistiquement la limite (environ 6,5% de la valeur ajoutée et 3,2% des emplois) en deçà de laquelle l’accroissement du secteur financier améliore la productivité globale, en assurant la fluidité du marché des capitaux, et au-delà de laquelle au contraire elle ralentit les progrès de productivité et de croissance. Pour des raisons que tout le monde comprend : attractivité de placements purement financiers au détriment d’investissements plus directs dans les entreprises, perturbations crées par la volatilité des marchés, surpondération de l’immobilier par rapport aux activités créatrices de richesse, attraction d’une part excessive des talents mathématiques au détriment des métiers d’ ingénierie et de recherche, etc….La finance fonctionne exactement comme le droit : plus de droit, de procès, d’avocats, de juges,  dans des économies comme celles de l’ancien bloc soviétique , cela permettrait de mieux assurer l’ordre, les contrats et la confiance , et donc de favoriser la croissance ; mais plus d’avocats et de class actions aux Etats-Unis, c’est juste un poids pour toute l’économie productive.

L’objectif d’une bonne régulation est donc de suivre la parabole de Boucle d’Or : rapprocher le secteur de sa juste taille, c’est-à-dire, en Europe occidentale et plus encore en Angleterre et aux Etats-Unis, le réduire. Le réduire, ce n’est pas jeter un anathème moral sur telle ou telle partie du métier, mais construire une régulation qui s’attaque aux sources de l’inflation non désirée.  Ce n’est pas réduire une fracture entre « économie financière » et « économie réelle », comme s’il y avait une « bonne finance », celle qui finance les entreprises et les Etats, et une mauvaise, celle qui joue au casino. Si les activités de marché n’étaient qu’un casino, un jeu à somme nulle ou s’échangent des paris, ce serait une activité socialement inutile, mais économiquement inoffensive. Or, c’est bien plus grave que cela : les activités de marché aussi financent les déséquilibres de l’économie réelle, et leurs dysfonctionnement ont des impacts réels sur la vie des gens. Le problème est que le concept d’ « économie réelle » n’a pas beaucoup plus de consistance théorique que celui de « France d’en bas » ou de « classes moyennes » : tout le monde prétend en être, plus ou moins. Et avec quelque raison, car il n’y a qu’une économie de marché, à la fois financière et réelle, et le rôle d’une finance efficace est de recycler les excédents de certains acteurs de l’économie réelle  pour financer les emprunts d’autres acteurs de l’économie réelle.

2/Pourquoi la finance a-t-elle pris tant de place dans nos économies ?

La première raison vient de ce qui est le coeur de son métier. La finance ne travaille presque qu’une seule matière première, qui est la dette. Les marchés de l’equity, au plan mondial, sont très petits par rapport aux marchés de la dette. La finance ne fait rien d’autre que formater, placer, racheter, revendre, démembrer, assurer ….des dettes. Dire que la finance prend trop de place, c’est exactement la même chose que de dire qu’il y a trop de dettes chez ceux qui s’endettent, et aussi trop d’excédents chez ceux qui prêtent. C’est la faute des créanciers qui accumulent au-delà de leurs projets d’investissement et acceptent de financer trop de mauvais risques, mais aussi quand même un peu des mauvais risques qui s’endettent au-delà de ce qu’ils peuvent rembourser.

Trop de dettes publiques, c’est-à-dire trop de déficits budgétaires, et ce sont les crises grecques, italiennes, et, dans les périodes d’incertitude, les tensions françaises. Notons d’ailleurs que, dans le cas français, le déficit de financement extérieur s’exprime essentiellement dans le déficit public. Il n’y a pas de surendettement privé. C’est pour cela que les banques françaises, à l’exception de Dexia, n’ont rien coûté au contribuable. Heureusement d’ailleurs, car leurs opérations internationales leur ont fait atteindre des tailles de bilan qui les mettent au-delà des capacités de l’Etat français, s’il fallait les secourir- ce qui n’est pas rassurant d’un point de vue systémique : elles ne sont plus seulement « too big to fail », mais aussi « too big to be rescued ». C’est-à-dire « too big », tout court.

Trop de dettes privées, et ce sont les crises islandaises, irlandaises, espagnoles, qui finissent d’ailleurs par devoir être prises en charge par les budgets publics. Ou trop de chaque, comme dans le cas américain. Et qu’il y ait trop de dettes publiques, détenues par des étrangers qui peuvent à tout moment perdre confiance, ou trop de dettes privées, le fond du problème est un déficit de balance des paiements : plus ces déséquilibres mondiaux se développent, plus la finance s’étend, pour financer les déficits avec des dettes ; et plus elle se mondialise, puisqu’il faut bien aller chercher l’épargne dans les pays en excédent pour financer les déficits de paiement courants.

Réduire la taille de la finance, retrouver l’indépendance des nations dans la conduite de leurs politiques, c’est donc d’abord le travail d’une coordination des politiques macroéconomiques, qui doit réduire les déséquilibres de paiement de l’économie réelle. Ces déséquilibres s’expriment sous la forme du déficit budgétaire, qui accroît la dette de l’Etat, ou du déficit de la balance des paiements, qui accroît celle de la Nation. Mais ce sont les mêmes : ils apparaissent quand, sur longue période, plus de pouvoir d’achat a été distribué que l’économie n’a réalisé de gains de productivité. C’est le cas de la France depuis 2002, date à laquelle, on ne le rappelle pas assez, nos comptes extérieurs étaient équilibrés –après une décennie de gains de compétitivité par rapport à l’Allemagne- et notre déficit inférieur à 3%. Ces déséquilibres se corrigent par un effort sur la consommation et le pouvoir d’achat, et des réformes structurelles pour accroître l’investissement et la productivité. Politique de rigueur, rarement populaire. Dans une zone dont les comptes extérieurs sont équilibrés comme la zone euro, et qui n’a pas vocation à accumuler les excédents comme une grande Allemagne, ces ajustements marchent mieux si les pays en excédent travaillent de leur coté à réduire leurs surplus. On ne peut pas leur demander de les donner, mais il faut qu’ils les dépensent, c’est-à-dire qu’ils accroissent leurs revenus distribués. C’est plus facile à faire, et nos encouragements aux revendications des travailleurs allemands sont de ce point de vue légitimes.

3/Mais les déséquilibres de l’économie réelle n’expliquent pas tout de l’inflation de la sphère financière. La taille des bilans du secteur financier s’est accrue non seulement par augmentation des endettements, c’est-à-dire par la taille des prêts qui deviennent des emprunts, mais parce que le système, sur le chemin entre le prêteur et l’emprunteur, fait tourner l’argent plusieurs fois, entre plusieurs acteurs, ce qui rend à la fois l’intermédiation plus efficiente et le système plus fragile.

Prenons deux  exemples simples pour illustrer le propos.

Premier exemple : une simple Sicav d’actions françaises, comme en gérait Jérôme Kerviel ….Kerviel, d’après ce qu’on comprend,  ne travaillait pas sur des produits « sophistiqués » ni spéculatifs, comme l’a dit la presse, mais sur des produits très simples qui se trouvent sans l’ombre d’un doute du « bon » coté de la frontière entre les banques tracé par la loi bancaire. Kerviel aujourd’hui serait, tout à fait à juste titre, du coté de la « banque utile », garantie par l’Etat.

Kerviel faisait des trackers, c’est-à-dire des SICAV low cost dont l’objet était de permettre à des investisseurs d’acheter des actions en panachant « un peu de chaque »  à proportion de l’indice. Pas des choses de hedge fund. Plutôt des produits d’entrée de gamme pour des investisseurs simples qui ne veulent pas spéculer tel ou tel titre, mais seulement prendre une position globale sur l’indice sans payer trop de frais bancaires.

Non sans quelques détours et un peu de complexité. Les trackers « physiques », très nettement préférés aujourd’hui,  sont des Sicav qui achètent exactement à proportion les actions de l’indice, et mettent donc l’épargnant à peu près dans la même situation que s’il avait acheté « un peu de chaque action » : sauf que les intermédiaires, pour améliorer le rendement, prêtent parfois ces actions à titre temporaire, ce qui peut provoquer des problèmes en cas de crise systémique.

Kerviel, lui, semblait travailler plutôt sur des trackers « synthétiques » ou le gestionnaire achète comme sous- jacent des titres qui ne sont pas nécessairement ceux de l’indice, plutôt ceux que la banque a en trop, et ensuite échange avec d’autres contreparties bancaires la performance de ces titres contre  celle des actions de l’indice, afin de reproduire « synthétiquement » l’indice.

Deux choses sont intéressantes à noter ici. L’épargnant a demandé un produit simple, un panier d’actions. On lui donne, en toute transparence d’ailleurs s’il lit la notice, un produit un peu plus compliqué : un panier d’autres actions que celles qu’il a demandées, plus un bouquet de créances sur des banques matérialisant l’échange des performances contre les actions qu’il veut, moins un bouquet de dettes matérialisant l’autre jambe de l’échange.

Le produit synthétique, évidement, a fait grossir le bilan de tout un tas de banques, puisqu’il multiplie partout les créances et les dettes. Il est donc beaucoup plus sensible en cas de crise bancaire, au risque de contrepartie : l’épargnant du produit physique  a des actions Danone, celui du produit synthétique des actions d’une autre société dont une banque a promis à une autre banque qu’elle rajouterait le complément de performance par rapport au titre Danone… ce qui est la même chose qu’une action Danone si aucune des deux banques n’est menacée.

Plus sensible au risque de contrepartie,  le produit l’est aussi au risque opérationnel : quelque chose peut ne pas marcher dans toute cette mécanique qui transforme des actions quelconques en actions Danone. Et Kerviel a montré que ce risque opérationnel n’est pas théorique, puisqu’il a réussi à fausser les entrées comptables au point de faire perdre 5 milliards à la Socgen, sur un produit assez simple, qui permet d’orienter l’épargne vers les entreprises, sur lequel ni l’acheteur ni l’intermédiaire n’avait d’intention spéculative, et qui se trouve donc du coté de la « banque utile ».

Banque utile, donc, mais banque dangereuse.

Deuxième exemple : une toute bête obligation d’entreprise. Suivons son circuit, dans la finance de papa, puis dans la finance sophistiquée.

Dans des marchés traditionnels, elle émettait des titres  qu’elle plaçait auprès d’investisseurs non financiers, qui les gardaient le plus souvent jusqu’à maturité. Le bilan du secteur financier n’était impacté, de 100 millions, qu’un instant de raison dans la banque A, jusqu’à ce que le produit soit porté, sans risque pour les banques, par les investisseurs finaux, qui le mettent en compte titres dans leur banque, à la banque Z, où ils reçoivent les coupons et se font rembourser au terme.

Dans des marchés sophistiqués, il se passe beaucoup de choses entre temps. Entre l’entreprise et sa banque : l’entreprise va chercher la liquidité là où elle en trouve à un moment donné, cela peut être sur le marché des obligations en dollars à taux variable, alors qu’elle veut s’endetter en euros à taux fixe : elle va donc demander à des banques, pas forcément les mêmes, de lui échanger (swap) le taux fixe contre le variable, et l’euro contre le dollar ; ces banques prennent un risque qu’elles vont replacer auprès d’autres banques qui ont des positions inverses. Du coté du souscripteur, on aura moins de détentions directes jusqu’à maturité, plutôt des fonds obligataires qui vont faire tourner les produits, prêter leurs titres, gérer leurs risques en achetant auprès d’autres banques des couvertures de taux ou de solvabilité, etc.

Le résultat, c’est que la même obligation, qui ne se trouvait dans la finance traditionnelle que l espace d’un instant dans le bilan de la banque de l’entreprise, puis déposée pour compte de tiers dans la banque de l’investisseur, se trouve maintenant, sous une forme ou une autre, par fragments de risque, dans le bilan d’une dizaine ou d’une vingtaine de banques.

On voit bien, dans cette noria, que les banques sous-estiment un risque : le risque que leurs collègues, les autres banques, ou d’ailleurs les fonds auxquels elles revendent les risques,  fassent faillite. Dans le schéma traditionnel, le système bancaire n’était exposé que l’espace d’un instant à un client industriel. Dans le nouveau circuit, l’opération est perdante si l’une des 10 ou 20 banques qui se sont échangé le risque tourne de l’œil.

Il n’y a pas, dans le système décrit plus haut, un produit financier qui ne correspond à rien de réel, qui circulerait dans une économie éthérée au niveau d’abstraction d’un pari. Il n’y a qu’une créance d’une entreprise réelle, placée à la fin chez des investisseurs réels , et qui tournoie de banque à banque dans une noria d’opérations dont chacune peut exciper d’une bonne justification économique , mais dont le cumul donne le tournis…

Toutes ces opérations ne sont pas des jeux de casino. Il est extrêmement probable que les trackers  qu’opèrent les collègues de Kerviel permettent d’orienter plus d’épargne vers les actions d’entreprises, et que les boucles que suit notre obligation  permettent à une entreprise de l’économie « réelle » d’émettre une dette moins chère ; une dette moins chère, parce qu’elle est levée sur un marché mondial , que si elle avait été se financer sur son bassin d’origine ; moins chère que si le porteur avait été bloqué 5 ou 10 ans sur un marché illiquide ; moins chère que si on n’avait pas été chercher la liquidité , à un moment donné, dans une autre devise, quitte à revenir au risque naturel, etc… Mais le fait que l’argent tourne autant aboutit à ce que toutes les banques sont en risque de contrepartie majeur les unes sur les autres, ce qui accroît la fragilité du système. Joseph Stiglitz compare à juste titre les paradoxes de la régulation du secteur financier à un problème de conception d’un circuit électrique : avoir un système intégré est moins coûteux et réduit la probabilité d’un black out ; mais une rupture à un seul endroit du système, si elle advient, peut entraîner tout le réseau. C’est pourquoi il faut des coupe-circuits.

4/Instaurer des coupe-circuits dans le secteur financier, c’est d’abord forcer les banques à s’intéresser à leurs risques de contrepartie, et pour cela rompre la garantie automatique dont l’Etat leur fait bénéficier sur leurs opérations de marché.

Dans un environnement traditionnellement capitaliste, ce risque de contrepartie serait mesuré pour chaque opération , et ne serait pris que sur une petite partie du bilan seulement quand l’avantage d’une structuration supplémentaire l’emporte nettement sur le risque d’une complexité additionnelle . Les banques se regarderaient entre elles comme elles regardent… leurs clients.

Mais il y a aveuglement au risque de contrepartie, d’abord parce que c’est un risque extrême qu’il est difficile de calculer et de tarifer, comme toutes les queues des courbes de Gauss. Les modèles mathématiques calculent des probabilités d’occurrence de ces catastrophes  en projetant sur quelques millénaires l’expérience de quelques décennies, et sous l’hypothèse d’une dispersion gaussienne des probabilités réelles, puis laissent les décideurs se rassurer en choisissant un niveau de confort ou de prise de risque qui leur garantit « scientifiquement » qu’ils n’ont pas plus d’une chance sur mille, ou dix mille, ou cent mille, de subir un évènement extrême. C’est comme cela que plusieurs Prix Nobel ont fondé LTCM.

Si tout cela était vrai, on le saurait. Mais on saurait aussi expliquer pourquoi les catastrophes , dont les modèles nous assurent qu’elles ne peuvent arriver que tous les millénaires , persistent à se représenter  toutes les décennies, au moins . On ne sait pas si c’est parce que tous les grands risques, aux extrêmes, deviennent corrélés, ou parce que les données sont fausses, ou parce que le risque n’est pas gaussien. Toujours est-il que les risques, comme disent les mathématiciens, ont une grosse queue (fat tail). Ou pour utiliser le langage plus simple des traders : « shit happens ».

Mais aussi le risque de contrepartie, comme d’autres risques, est négligé parce que le contribuable est l’assureur ultime de tous les risques bancaires extrêmes.

Pourquoi s’inquiéter de vérifier si l’économie de s’endetter en livres sterling  et swaper le risque avec Barclays justifie de prendre le risque, fut il minimum, d’une faillite de Barclays dans les prochaines années ? Puisque de toutes façons, si cela arrive, l’Etat britannique devra rembourser.

Sauf justement que l’Etat britannique est en train de convaincre le marché qu’au terme du long processus initié par la réforme Vickers , si Barclays fait faillite, ses activités de marché ne feront pas l’objet d’un sauvetage public . Cela va obliger les contreparties des banques britanniques à mettre un prix sur ce risque de défaut. Et la consommation du risque de contrepartie, comme toutes les choses  dont le prix augmente, et particulièrement celles qui cessent d’être gratuites, va baisser en quantité.

Cela va faire tourner moins l’argent pour un volume égal de financements réels, réduire la taille des bilans des banques, réduire le volume, les effectifs, les revenus de la banque de marché, en laissant les règles du marché sélectionner les opérations sur lesquelles portera cette déflation.

C’est exactement ce qu’il faut faire.

5/ Alors, pourquoi ne le fait-on pas tout de suite ? Pour deux raisons ; d’abord parce que le problème a été posé en termes moraux plutôt que systémiques, en cherchant à séparer la « bonne » banque utile, et la « mauvaise » banque spéculative et inutile, alors qu’il faudrait plutôt voir deux banques utiles, mais dont l’une est risquée. Ensuite parce que la banque de marché, la banque risquée, permet quand même à l’économie de se financer à moindre coût, et que sa rétractation rapide peut être récessive si le terrain n’est pas préparé pour une nouvelle finance de marché ; à défaut, le financement de l’économie et la croissance pourrait y perdre, même si la sécurité y gagnerait.

La Parlement français a voté une loi utile d’assainissement bancaire plutôt que de séparation bancaire. C’est dans un cadre européen que devra être appliquée progressivement la législation qui permettra au moins, en cas de crise, la séparabilité des activités de la banque de marché.

Que se passe-t-il quand un législateur cherche, dans une économie de marché et dans la forêt d’opérations de grandes banques universelles, à séparer les opérations utiles et les opérations inutiles ? Et bien, il regarde, et il conclut à l’évidence que presque tout est utile. C’est ce qu’il a fait en mettant presque toutes les activités bancaires du coté de la banque de dépôt, censée être seule utile. Et c’est très logique, car la banque d’affaires, elle aussi, est utile. Et si elle n’était pas utile d’ailleurs, dans une économie de marché, elle n’aurait pas été inventée ! Les opérateurs sur un marché ne s’échangent des risques que s’ils le jugent utile ; et c’est précisément l’utilité d’un marché que de permettre aux gens d’échanger des choses. Toute cette discussion sur la « banque utile » part au fond d’une méconnaissance du fonctionnement d’une économie de marché…

Prenons quelques exemples sans tomber dans le jargon des marchés financiers.

Il est utile que la banque gère des dépôts, et utile qu’elle place ces dépôts pour financer des créations d’entreprise et des nouveaux investissements « réels » des entreprises existantes (banque de dépôts). Utile aussi, à l’évidence, qu’elle permette à des entreprises d’augmenter leur capital en émettant de nouveaux titres en Bourse (activité d’intermédiaire boursier), pour financer d’autres investissements réels quand elle a atteint sa limite d’endettement ; utile même qu’elle garantisse le placement sur son propre bilan (risque de marché) pour en décharger l’entreprise.

Tout cela est utile, car cela finance des investissements nouveaux. Mais personne n’investit dans une entreprise ou une action s’il ne peut pas, un jour, la revendre : même si on investit à très long terme, même si on n’a pas l’intention de revendre, il faut au moins pouvoir le faire. Pour qu’il y ait un marché « primaire »  utile, il est donc également utile qu’il y ait un marché de l’occasion, où se rachètent les parts des entreprises existantes, ou leurs dettes. Et que ce marché soit liquide et profond, c’est-à-dire animé par des teneurs de marché qui s’occupent de rapprocher au maximum, à chaque instant, les acheteurs et les vendeurs.

Même chose d’ailleurs pour les Etats : il est utile qu’ils placent de la dette pour financer leurs déficits nouveaux, qui viennent de ce qu’ils financent l’économie « réelle », c’est-à-dire les salaires des fonctionnaires et les prestations sociales,   au-delà de ce qu’ils y prélèvent, ie les impôts. Il est utile qu’ils les placent les plus largement possible, pour faire baisser les taux, à des gens qui veulent bien sur pouvoir les revendre à tout instant sur un marché liquide et profond. Et utile peut être, pour faire baisser les taux et accéder à la population la plus large d’investisseurs, de leur permettre de séparer le risque de variation du taux et le risque de non remboursement in fine….ce en quoi consiste l’émission de CDS souverains.

L’existence d’un marché de la revente est donc aussi utile que celle d’un marché primaire.

Et l’existence d’investisseurs à court terme, c’est-à-dire de spéculateurs, est utile à ce que le marché soit liquide pour les investisseurs de long terme. Que serait-ce  qu’un marché où il n’y aurait que des investisseurs à long terme ? Ce serait un marché où on ne trouverait rien à vendre et rien à acheter, c’est-à-dire un marché où il serait très difficile de se défaire d’un investissement en cas de problème, et donc  un marché où il serait imprudent de prendre des positions de long terme.

Et les dérivés ? Y a-t-il de bons dérivés, par exemple ceux qui permettent aux entreprises de s’ « assurer » contre la hausse des taux ou celle du pétrole , et des mauvais , ceux qui permettent de « spéculer » sur les mêmes valeurs ? Mais si tout le monde cherchait à s’assurer contre les hausses, on ne pourrait pas s’assurer. Il faut donc bien qu’il y ait quelqu’un qui joue en sens inverse, quelqu’un qui offre l’assurance, et détermine son prix. Le spéculateur (activité inutile) ou l’assureur (activité utile) ? Mais au fait quelle est la différence ? Pour qu’on puisse s’assurer sur la vie, il faut qu’il y ait un assureur, c’est-à-dire quelqu’un qui spécule sur la mort.

Pour fonctionner, les marchés ont besoin d’entrepreneurs, mais aussi  de spéculateurs ; comme les films hollywoodiens ont besoin de méchants, et cela ne les empêche pas de se terminer bien ; ou comme les éco-systèmes ont besoin de prédateurs. Ils ne sont menacés que  s’il y en a  trop.

Tout cela est-il « moral »? Question intéressante, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec l’économie politique.

Il n’est pas douteux qu’il y ait une différence de « qualité morale » entre l’entrepreneur de long terme et le spéculateur. Mais justement, l’économie de marché n’est ni morale, ni immorale. Elle est  a-morale. Il y a de ce fait une limite à appliquer une approche purement morale pour légiférer sur l’économie financière.

Certes, les banques ont montré à l’occasion des années de crise de nombreux  cas de défaillances très graves, et très visibles par l’opinion, par rapport aux standards minima d’intégrité qu’on peut attendre dans toute industrie. Mais il n’y a pas que cela : poursuivre et réparer les atteintes à l’éthique doit être poursuivi avec sévérité et à l’abri de tous les lobbies ; Mais cela ne suffira pas à réparer le système. Les actions des uns et des autres, sur les marchés financiers, n’ont pas seulement besoin d’être moralisées – approche kantienne qui consiste à sonder les intentions-, mais surtout d’être régulées, approche positiviste qui consiste à analyser les effets.

L’économie de marché n’est pas un projet de société. Elle n’a d’autre prétention que d’être efficiente pour assurer de manière quotidienne et décentralisée l’affectation primaire (c’est-à-dire avant redistribution sociale) des ressources rares appropriables à titre individuel (donc hors biens publics)   La question est simplement de savoir si l’économie de marché est efficace pour l’allocation des ressources financières, et quelle régulation peut la rendre plus efficace. Bien sûr, les marchés ne sont pas toujours efficients, ils sont moutonniers, volatiles, il y a des bulles et des krachs, et on aurait aimé des chemins moins sinueux. Mais on n’a encore rien trouvé de mieux pour apprécier la valeur des actifs et permettre qu’ils se vendent.

La mauvaise question était donc de chercher à séparer les activités moralement inférieures, car ce n’est pas le problème, ou  inutiles, parce qu’il y en a très peu. La bonne question est de savoir comment on ferait, si par malheur il en était besoin, pour séparer, afin de les mettre en faillite, les activités utiles risquées,  c’est-à-dire la banque d’affaires, afin de sauver la banque de dépôts, qui constitue une utilité publique essentielle, ou pour être plus clair, un service public.

La faillite d’une grande banque d’affaires, comme Lehman Brothers, est une grande calamité, dont nous avons eu une expérience récente : elle entraîne des faillites en chaîne, et a participé  fortement à la récession mondiale. C’est pour éviter cela que la banque d’affaires doit, elle aussi, être très régulée, et pour cela que les Gouvernements hésitent avant de laisser tomber, une fois de temps en temps, pour l’exemple, une banque de marché.

Mais la faillite d’une banque de dépôts, a fortiori de plusieurs s’entraînant les unes les autres, c’est juste impensable. Cela voudrait dire des gens modestes faisant la queue devant leurs banques pour récupérer ce qui reste, et trouver porte close. La menace n’est pas celle d’une récession, mais d’une dépression profonde, comme on en a vu après la faillite de la Kreditranstalt et jusqu’à l’avènement du nazisme. Voire d’un retour de l’économie en arrière de quelques siècles, avant l’invention de la monnaie sous sa forme scripturale.

Donc, cela ne peut pas arriver. Tout le monde sait, et les marchés les premiers, que les Etats sont les garants ultimes des banques de dépôts. Si elles sont en difficulté, même sur les activités de marché, même sur leurs marchés étrangers, ce sont les contribuables de leur Etat d’origine qui devront payer l’addition.

Cette garantie latente existe depuis toujours, et dans tous les pays. Mais ce qui est nouveau, et spécifique aux pays européens, c’est que la garantie implicite donnée par les États porte sur des banques dont la taille totale des engagements est, pour chacune, de même ordre de grandeur que les budgets et les PIB annuels des Etats qui en sont les garants ultimes.

Cela signifie que s’il y avait aujourd’hui en Europe une grande banque qui appliquait la stratégie du Crédit lyonnais dans les années 90, ou un Kerviel qui rajoutait juste un zéro à ses fausses entrées comptables, il faudrait augmenter l’impôt sur le revenu, ou la TVA, pour une génération, sauf à ce que l’Etat fasse défaut ; et ce n’est pas une solution, car le défaut d’un Etat entraîne celui de ses banques.

A un certain point de crise extrême, il serait sans doute préférable de ne sauver que l’utilité publique essentielle, c’est-à-dire la banque de dépôts, en nationalisant pour sa valeur économique l’activité de dépôts et de prêts directs, en laissant le reste faire faillite. C’est-à-dire accepter un nouveau Lehman, mais pas un nouveau Kreditanstalt.

Le véritable enjeu de cette affaire de séparation est de permettre ce choix de « containment » de dernier recours. Force est de reconnaître que le projet voté au Parlement ne contient pas par lui-même beaucoup de dispositions pour avancer dans cette voie, car s’il isole les activités les plus spéculatives, l’essentiel des activités de marché restent du coté de la banque garantie. Il faudra donc compter sur la réglementation pour approfondir les « living wills » ,(plans de résolution) , en forçant progressivement les banques, sous le contrôle des régulateurs,  à  » tracer les pointillés » qui permettent de procéder à ces découpes dans des situations extrêmes. Ce travail de régulation devra être mené avec beaucoup de détermination et de minutie.

Mais cela ne se fait pas en un jour, ni en une réforme, et il faut arbitrer entre les bénéfices d’une sécurité accrue du système et le caractère nécessairement récessif d’une réglementation plus contraignante. C’est d’ailleurs pour cela que la réforme anglaise, avec beaucoup de sagesse, n’aura son plein effet qu’en 2018.

6/Mieux protéger le système d’un risque d’effondrement général va donc demander toute une série demesures qui doivent être prioritisées, car elles comportent toutes des risques sur la croissance :

-réduire les niveaux d’endettement nets, c’est-à-dire les déficits budgétaires des Etats et les déficits de balance des paiements courants : autrement dit, appliquer dans la durée une politique de rigueur. Ce qui est en cours.

– recréer quelques « coupe-circuits » sur les marchés financiers mondiaux, où tous les actifs se trouvent aujourd’hui corrélés en cas de risque extrême ; ce qui veut dire, dans une proportion qui doit être très prudente, « re-compartimentaliser » un peu, voir « renationaliser » les circuits de financements. C’est d’ailleurs ce qui se produit naturellement, par aversion au risque, depuis la crise européenne ;  mais cela ne facilitera pas le financement des pays les plus en déficits.

– réduire le levier des banques en les forçant à mettre plus de capital pour un même volume de prêts, surtout sur les engagements les plus risqués, ce qui est déjà décidé avec la réforme des ratios de solvabilité. Notons au passage que les banques sont aujourd’hui le seul métier du monde qui ne vaut pas la moitié de ses fonds propres. Il suffit de mettre un euro dans une banque pour que tout de suite, le marché ne vous le valorise plus qu’à 50 cents, ce qui donne une idée du respect du marché pour ses propres titans.  En conséquence de quoi, il n’y aura pas d’augmentation de capital des banques, mais une réduction de leurs prêts. Cela ne va pas aider non plus.

– à quoi il est vrai qu’il faudrait ajouter l’autonomisation de la banque d’affaires, afin de forcer les banques à simplifier leurs circuits de financement. La stabilité du système y gagnera, mais le coût du crédit augmentera.

Ces différentes mesures ont des objectifs différents : la restauration de la solvabilité des Etats vise juste à éviter un Armageddon général. Des ratios de solvabilité plus sévères pour les banques visent à réduire la probabilité de faillites bancaires. La séparation, ou au moins la séparabilité, des banques d’affaires vise à réduire l’ampleur des catastrophes si ces faillites arrivent quand même, malgré les probabilités.

Il est normal par ailleurs que ces transitions aient besoin d’être préparées. Car le retrait des banques du financement d’une partie de l’économie, pour réduire les risques et les leviers, ne va pas réduire la place des marchés. Elle va l’augmenter, au contraire. Il va falloir réinventer des marchés permettant de mettre en place des circuits de financement directs et de marché, de l’épargnant vers l’entreprise, sans passer par les banques. Cela nécessite de mettre en place tout un tas de mécanismes de titrisations « éthiques » qui ressembleront assez aux problématiques de la sécurité alimentaire, comme d’ailleurs les scandales financiers ressemblent à ceux de la vache folle ou de la viande de cheval : complexité des circuits, multiplicité des intermédiaires,  problèmes de transparence des étiquettes, produits toxiques et pollutions systémiques. On offrira  bientôt assez largement aux particuliers des investissements en obligations directes dans des entreprises qu’ils connaissent, ou des immeubles qu’ils trouveront sur Google map, ou en autres produits « traçables ». Et il y aura des titrisations « éthiques » comme il y a de la nourriture « bio », desproduits financiers « garantis sans dérivés ajoutés » (comme déjà les trackers physiques qui écrasent les trackers synthétiques). Mais comme les marchés bio, ce sera plus cher.

Des Etats à la diète, des banques qui prêtent moins, des produits financiers moins risqués mais plus chers… Entre toutes ces décisions récessives, il est normal de faire des priorités et de privilégier les plus urgentes.

Le plus urgent, c’est la solvabilité des Etats, car elle a été sérieusement mise en cause pendant la crise européenne. Le risque le plus sérieux que l’économie revienne à l’âge de pierre, aujourd’hui, ce n’est pas la faillite de la BNP, c’est celle de l’Italie ou de l’Espagne.

Et d’ailleurs, pour en rester aux banques, si une faillite d’une banque globale comme Deutsche Bank ou la BNP serait une catastrophe systémique pour toute l’Europe, elle serait beaucoup plus grave, mais aussi infiniment moins probable, que celle de caisses d’épargne locales espagnoles, qui à force de restreindre leur horizon de prêts à une économie où personne n’était compétitif, ont fini par ne plus prêter qu’à l’immobilier. C’est l’argument le plus solide des défenseurs de la banque universelle : assez grande pour participer aux recyclages mondiaux d’argent, pour arbitrer entre les régions, elle n’est pas forcément prisonnière d’une vision locale ou provinciale, ou d’une influence politique. Et il est exact que ce sont les banques locales et les banques politisées qui font le plus souvent faillite.

Il y a ensuite un débat pour savoir s’il faut pousser les feux sur la réduction du levier des banques, en durcissant plus ou moins vite les ratios de solvabilité, ou sur la protection du cœur de la banque, en assurant la séparabilité des activités risquées. Nous pensons, parce que nous ne croyons pas beaucoup aux probabilités dans la prévision des évènements extrêmes, qu’il y a de bons arguments pour choisir la seconde option : privilégier le damage control dans le pire des cas, plutôt que se contenter de réduire asymptotiquement la probabilité de l’incident majeur. C’est-à-dire aller vers des systèmes permettant de séparer la banque d’affaires en cas de faillite, quitte à adoucir les contraintes, largement pro-cycliques, des ratios de solvabilité. D’autant que les américains, qui sont à l’origine de la crise, semblent eux aussi retarder la mise en application de ces normes.

Bien sûr, le niveau de décision n’est pas le même : réglementation européenne et mondiale pour les ratios de solvabilité, réglementation nationale, en principe, pour la loi bancaire.

Mais cela change vite ; la loi que le Parlement est en train de voter est probablement la dernière qui se joue au niveau national. La perspective de l’Union bancaire, si elle se concrétise, ce qui est essentiel pour restaurer le crédit des Etats, contribuera à régler un problème fondamental : que la France est trop petite pour réguler BNPP et l’Allemagne trop petite pour réguler Deutsche Bank.

Le débat tel qu’il se jouera en Europe autour du rapport Likanen est donc beaucoup plus important que le débat français. De toutes façons, les partisans de la régulation et de la séparabilité des banques d’affaires savent que ce n’est pas une décision qui pouvait se prendre à la faveur d’une loi triomphante, mais un processus qu’il faut conduire sur au moins la décennie.

C’est d’ailleurs ce que font certains de nos partenaires les plus menacés par la pollution d’une taille excessive de l’économie financière, comme les anglais et les suisses. Ils sont en avance sur nous dans les inconvénients de la financiarisation, et il est donc normal qu’ils soient en avance dans la correction de ses effets. Observons donc avec intérêt le processus qu’ils ont lancé, et faisons en sorte que l’Europe, qui seule pourra traiter demain d’un sujet si sérieux, en tire les leçons sans faiblesse.

L’objectif est simple : avant quelques années, c’est-à-dire avant le prochain retournement conjoncturel majeur, les Etats européens doivent disposer d’un outil juridique et opérationnel qui leur permette, en cas de crise extrême,  de nationaliser en un week-end, pour sa valeur économique, le seul service public essentiel que constitue la banque de dépôts, selon des pointillés tracés à l’avance, sans avoir à garantir les autres activités. Et les marchés doivent anticiper que les Etats ne garantissent plus les  évènements extrêmes de l’activité de marché.

Si cet objectif est atteint au terme d’un processus qui maîtrisera l’impact du dégonflement progressif des activités de marché des banques, la sécurité des Etats aura fait un pas en avant considérable, car ils ne pourront plus être pris en otage par les grandes banques. Et la loi bancaire française apparaîtra pour ce qu’elle est : une étape.

Guillaume Hannezo

L’assurance dépendance. Privé, public : pour un système hybride

Cet article a été publié ici dans le cercle les échos, et ici sur lemonde.fr

 Il est des problèmes sur lesquels un consensus existe et qui pourtant sont très mal traités. Ils ont généralement deux caractéristiques communes : un ancrage dans le long terme et une part d’incertitude.

 La dépendance, c’est-à-dire le risque futur de devoir recourir à un tiers pour s’occuper des actions quotidiennes, question par définition de long terme et incertaine, n’échappe pas à la règle : alors que le vieillissement n’a jamais été une réalité aussi brûlante, les Français n’assurent pas, ou peu, leur dépendance.

L’espérance de vie augmente fortement en France. Elle augmente pour l’ensemble de la population à la naissance, elle augmente encore plus sensiblement à 60 ans, c’est-à-dire pour les personnes exposées à la dépendance dans un futur proche.  Or, la dépendance s’accroît avec l’âge : le vieillissement de la population va donc nous imposer la réalité de la perte d’autonomie avec une intensité jamais atteinte. Chacun voit son risque de devenir dépendant, et de l’être pour plus longtemps, grandir. Même si les modes de calcul font débat, il y a aujourd’hui environ 1.2 millions de personnes âgées dépendantes en France, elles seront 1.8 millions en 2050 (soit une augmentation de 50%). Le poids financier de la dépendance est lourd : environ 1800 € mensuels pour une prise en charge à domicile, entre 2000 et 3000 € en institution spécialisée. Pour se faire une idée du poids financier de la dépendance à l’échelle individuelle, on peut comparer ces coûts au minimum vieillesse (740€ mensuels pour une personne seule) ou à la pension de retraite médiane (1200€ mensuels). Et pour rendre la situation encore plus tendue, on note depuis plusieurs décennies, un net recul de l’aide informelle apportée aux personnes âgées par leurs familles.

Qui supportera donc  à l’avenir le coût -chaque année plus lourd- de la dépendance ?

Devant ce constat sans appel, tout le monde devrait être assuré contre la dépendance. C’est pourtant très loin d’être le cas : seulement 5.5 millions de contrats dépendance sont souscrits en France. Comment comprendre cet incroyable contraste ? La dépendance est dramatique, mais aussi abrupte : elle n’est pas vécue à doses croissantes tout au long de la vie. La théorie des « risques catastrophe » suggère que ces deux caractéristiques empêchent de considérer rationnellement le risque encouru. En d’autres termes, la dépendance est si compliquée à imaginer pour un adulte en pleine forme que son risque est occulté. On peut aussi avancer d’autres raisons, comme la méconnaissance des coûts de la dépendance ou le manque d’information sur les contrats assurantiels (beaucoup de gens croient être couverts et ne le sont pas). Des modèles économiques ont aussi été développés, expliquant que les individus ne s’assurent pas contre leur perte d’autonomie future en suivant une logique de transfert de richesse vers le présent.

Qu’il soit rationnel ou pas, expliqué ou non, ce comportement est pourtant dangereux, car il crée un énorme déséquilibre, faisant potentiellement porter le poids de la dépendance aux générations futures. Il faut donc y remédier.

    •    La première solution est de renforcer la prise en charge publique de la dépendance.

Aujourd’hui, le système français se présente de la façon suivante : une Aide Personnalisée à l’Autonomie  (APA) pour les personnes dépendantes de plus de 60 ans, à distinguer de la Prestation de Compensation du Handicap (PCH), réservée aux personnes handicapées de moins de 60 ans. Le reste à charge pour les allocataires est de 30% environ. L’APA représente 1.9% du PIB français. Elle est financée à 70% par les départements et à 30% par des contributions sociales, comme la CSG : la logique est donc celle d’un financement par la solidarité, c’est-à-dire le prélèvement fiscal.

La caractéristique principale du risque dépendance est sa très forte prévalence, qui entraîne des anomalies assurantielles causées par la faible distribution du risque. La solution à cela est de créer des systèmes d’assurance inter-risques, ou de mutualiser le risque. Un système par répartition, de type Sécurité Sociale pourrait être une solution.

A ce titre, le modèle allemand est intéressant à regarder de près. Depuis 1995, il n’existe qu’une seule assurance dépendance outre-Rhin : l’Assurance de Soins Longue Durée. Elle est obligatoire, universelle et unique (personnes âgées dépendantes et personnes handicapées en bénéficient). Pour la financer, l’Allemagne a créé une 5ème branche de l’assurance maladie, délestant de cette charge les communes qui finançaient la dépendance jusqu’alors. Comme en France, le reste à charge est de 30 % pour les assurés. L’ASLD représente 0.9% du PIB allemand.

Face aux problèmes présentés précédemment, le modèle allemand pourrait, à certains égards, nous inspirer. Même s’il présente l’inconvénient d’obliger les individus à cotiser contre la dépendance alors qu’ils ne l’auraient pas fait sur un marché assurantiel privé, il a de nombreux atouts. Créer une couverture obligatoire et universelle, dans une logique de répartition, règlerait le relatif vide assurantiel que l’on connaît aujourd’hui en France pour le risque dépendance. Et ne plus retenir l’âge pivot de 60 ans pour différencier les personnes âgées dépendantes des personnes handicapées permettrait de supprimer des inégalités de traitement et surtout de changer le regard de la puissance publique sur le vieillissement, considéré dès lors comme un handicap, et non plus un naufrage.

Des idées intéressantes sont sans doute à aller trouver dans le modèle allemand, il ne faut cependant pas y voir la panacée, car ce système de répartition se fragilise sensiblement avec le vieillissement de la population et la baisse du rapport entre nombre d’actifs et nombre de personnes âgées dépendantes. L’Allemagne est d’ailleurs en train de revoir son système d’assurance de la perte d’autonomie liée au grand âge.

En réalité, la véritable question est de savoir si nous voulons passer, pour l’assurance dépendance, à un système assurantiel de type « sécurité sociale » qui mutualiserait le risque (avec cotisations sociales, comme en Allemagne) ou si, au contraire, nous souhaitons conserver notre système de solidarité fiscale. La dépendance, on l’a dit, va coûter de plus en plus cher : la première option aurait donc pour effet immédiat d’affecter la compétitivité des entreprises – et de plus en plus- ; la seconde engendrerait un accroissement considérable de la charge fiscale. Elle présenterait en outre un très fort enjeu intergénérationnel : mettre en place aujourd’hui un système par répartition, cela serait mettre à contribution des générations de jeunes actifs déjà fortement pénalisés dans la dernière réforme des retraites – telle qu’elle est conçue à ce stade.

    •    La seconde solution est d’encourager l’assurance dépendance privée.

L’assurance dépendance privée peut prendre des formes très variées, mais elle prend le plus souvent la forme d’une rente servie mensuellement aux cotisants atteints de dépendance. Plus de 5 millions de Français sont déjà couverts par une garantie dépendance privée.

Le développement de cette assurance privée, soit par couverture individuelle, soit par couverture collective, doit être envisagée comme la principale piste de prise en charge de la dépendance à raison du coût pour les finances sociales qu’occasionnerait la création d’un 5ème risque et de son enjeu d’équilibre intergénérationnel (l’assurance privée suivant pour sa part une logique de capitalisation).

Outre les barrière psychologiques, ce type d’assurance souffre toutefois d’un coût relativement élevé en raison de la prévalence du risque, et d’un phénomène d’ « illusion monétaire » car ces contrats d’assurance portent sur des horizons temporels souvent lointains : la rente versée quand la perte d’autonomie intervient peut avoir subi 25 ans d’inflation supérieure au taux de revalorisation annuel, et donc être substantiellement réduite. Il s’agira donc d’un point à corriger, par une concertation avec les professionnels, dans l’optique d’une généralisation ou d’une obligation de l’assurance dépendance privée en France.

Une solution pourrait venir de la mise en place d’un marché privé encadré, avec la création d’un système de contrats dits « responsables », identifiés par l’autorité publique via un cahier des charges assurant la qualité de ces contrats, et bénéficiant d’un régime d’incitation fiscale. Un tel système existe déjà en matière de complémentaires santé. Cette solution permettrait de combiner approches publique et privée dans une solution hybride, permettant à la fois la sécurité des assurés et la pérennité des financements. A terme, ce système d’assurance par capitalisation pourrait être généralisé puis rendu obligatoire.

Des annonces du Président de la République sur la dépendance sont prévues pour la fin de l’année.

Quentin Jagorel, pour les jeunes Gracques